Avant chaque voyage, cette même sensation refait surface: un mélange d’excitation et d’appréhension. L’expectative de l’aventure à vivre me réjouit, mais une part de moi redoute ce qui pourrait mal tourner. Mon appréhension se cristallise alors sur le soin que je mets à préparer ma valise.
Je me souviens de celles de mon enfance. Quand nous partions pour les vacances d’été, ma mère bourrait la grande valise familiale en similicuir brun qui se fermait d’abord à l’aide d’une fermeture éclair latérale, puis avec deux ceintures qui l’enlaçaient sur la verticale. Tout devait y entrer: les affaires de ma sœur, les miennes et les siennes. Seul mon père avait droit à un sac à part. Cette valise trop pleine était toujours difficile à fermer, et mon père venait invariablement à la rescousse en appuyant de tout son poids sur le faux cuir. Pourtant, ma mère s’obstinait à n’en emporter qu’une seule.
Aujourd’hui, je ne remplis jamais ma valise à ras bord. Mes enfants préparent les leurs, et nous emportons toujours d’autres sacs. Un désordre adapté à nos besoins. Et bien souvent, nous revenons encore plus chargé·es. D’épices ou d’herbes aromatiques, d’objets et de vêtements glanés dans nos ailleurs. Chaque fois nous tombons sur ce qui nous manque et qu’on ne cherchait pas. Un de mes derniers coups de cœur: un manteau en mouton retourné d’un vert olive magnifique, déniché dans une friperie napolitaine. Ces trouvailles deviennent ensuite les témoins de nos parenthèses hors du temps, où nos liens, délestés des contraintes du quotidien, ont trouvé à s’épanouir avec plus de légèreté et de présence.
On dit parfois qu’on «traîne ses valises» – une expression qui, à bien y penser, en dit beaucoup. Elle évoque un poids, un passé encombrant, des souvenirs difficiles à porter. Ces valises-là ne sont pas celles qu’on prépare pour un voyage. Elles ne se ferment pas avec une fermeture éclair. Elles s’ouvrent parfois malgré nous, nous pèsent sans qu’on le sache vraiment, nous poursuivent. Elles contiennent des blessures anciennes ou ravivées, des regrets, des peurs, des échecs. Elles sont faites de non-dits, d’histoires qu’on se raconte à soi-même, de deuils suspendus ou inachevés. Elles ralentissent nos pas. Les emporter avec soi, c’est risquer de rester figé·e, dans le passé, une posture, un trauma.
Certaines valises façonnent nos choix. Longtemps, j’ai confondu l’intensité avec l’amour, attirée par cette instabilité qui m’était familière. Je croyais y trouver de la passion, alors que je rejouais sans l’admettre un déséquilibre ancien. Et puis, comme beaucoup de femmes, j’ai parfois attendu qu’un regard extérieur me donne de la valeur. Jusqu’au jour où j’ai compris – aidée par le temps et les luttes féministes – que je valais bien plus que les hommes à travers lesquels je cherchais une reconnaissance.
Dans le mot bagage il y a quelque chose de plus fécond que dans celui de valise. Les deux sont proches, mais le sens qu’on leur prête peut différer. Le bagage, c’est ce qu’on choisit d’emporter avec soi. C’est ce que l’on a appris, digéré, dépassé. Autrement dit, c’est une richesse et une ressource. Le bagage peut être dense, mais il ne pèse pas.
Pour faire de nos valises des bagages, il faut les ouvrir, regarder ce qu’elles contiennent, s’approprier leur contenu. Interpréter ce que nous avons vécu, sans rien occulter. Mettre à la trappe les faux-semblants, se pencher dans le vif de nos blessures, faire de nos cicatrices des repères. Se battre tant qu’une situation nous semble injuste, encore et encore, même si l’on échoue. Recommencer jusqu’à ce que quelque chose bouge. On persévère, parfois, dans la mauvaise direction. Alors, on ajuste. C’est dans cette persévérance que naît la transformation – en refusant de baisser les bras, on reprend du pouvoir sur sa propre histoire.
Au lieu de traîner nos valises, on pourrait aussi apprendre à les partager, non pas comme des plaintes, mais comme des témoignages de résilience. Car nos bagages, une fois transfigurés, peuvent aussi éclairer le chemin des autres. Et peut-être, leur donner le courage d’ouvrir les leurs.