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L’esprit du totalitarisme

A livre ouvert

J’écoute en ce moment même sur France Culture Journal de la bombe, une vie atomique, le documentaire radiophonique produit par Stéphane Bonnefoi1>radiofrance.fr/franceculture/podcasts/serie-journal-de-la-bombe-une-vie-atomique (juillet 2025). L’histoire de la bombe atomique y est contée. Son histoire, c’est celle d’une puissance et d’un pouvoir à nul autre pareils, d’une menace qui jamais ne cessera de planer sur l’humanité. Mais avant cela c’est celle de deux bombes larguées les 6 et 9 août 1945 ainsi que celle de leurs centaines de milliers de victimes directes et indirectes. C’est également l’histoire des moyens investis dans le Projet Manhattan, sans oublier celle d’une Guerre froide qui y trouvera l’un de ses principaux azimuts. C’est d’ailleurs dans le texte «La bombe atomique et vous»2>George Orwell, Essais, articles, lettres. Volume IV, Ivréa/Encyclopédie des nuisances, 2001, p. 13-17., publié le 19 octobre 1945, que George Orwell forge l’expression «guerre froide». Celle-ci sera reprise (voire réinventée) pour de tout autres raisons par un conseiller de Harry Truman, Bertrand Baruch, puis par le politiste étatsunien Walter Lippman avec le succès que l’on sait.

Ces dernières informations ont été glanées à la faveur d’une lecture tout à fait passionnante; celle de l’ouvrage3>Fausse ou vraie, la guerre porte toujours à conséquences. que Jean-Jacques Rosat vient de consacrer au roman 1984 et qui fait d’Orwell un penseur de première importance à l’heure d’identifier l’esprit du totalitarisme sous ses formes contemporaines. Cette lecture nous permet d’en savoir un peu plus sur cette expression de «guerre froide», un brin paradoxale.

Pour Orwell, le doute n’est pas permis: la bombe atomique est capable de changer le sens des mots et rend possible ce qui semblait ne pouvoir l’être, en produisant à la fois une chose et son contraire. Comme lorsqu’elle rend quasi impossible un scénario d’annihilation mutuelle et quasi invincibles les Etats qui possèdent la bombe. Celle-ci leur garantit en effet un état de guerre et de paix permanent; «une paix qui n’est pas la paix» et une guerre qui n’est pas la guerre.

Dans 1984, qu’Orwell commence à écrire en 1946 et qu’il termine en 1948, l’arrière-fond du roman est celui d’un monde dominé par trois puissances: Océanie, Eurasie et Estasie. Capables d’anéantir le monde, elles préfèrent se le partager à l’aide d’un «état de guerre permanent à bas bruit, afin de contraindre [leurs] citoyens à une soumission totale», car ce que veulent leurs dirigeants n’est autre que «le pouvoir pour le pouvoir». Pour Jean-Jacques Rosat, suivant en cela Orwell, la conclusion est toute trouvée: «Fausse guerre à l’extérieur, vraie guerre à l’intérieur: voilà la ‘guerre froide’» .

Si l’expression n’est plus utilisée dans 1984, c’est que dans l’intervalle elle est devenue le narratif des puissants. A nous, grâce au maître-roman d’Orwell, et à la lecture qu’il en est ici faite, de lui redonner son sens premier afin de discerner, au-delà des apparences, les nombreuses formes prises aujourd’hui par un esprit du totalitarisme né le plus souvent du désir de puissance et de pouvoir.

En nous redonnant à lire la chronique «A ma guise» du 29 novembre 1946, Jean-Jacques Rosat souhaite nous rappeler que la «pensée politique» d’Orwell est résolument tournée vers l’avenir. A nous de ne pas l’oublier.

«Il n’est pas facile, écrit Orwell, de trouver une explication économique directe au comportement de ceux qui dirigent à présent le monde. Le désir du pouvoir pur paraît être bien plus fort que le désir de richesse. Cela a souvent été remarqué mais, étrangement, le désir de pouvoir paraît avoir été accepté comme un instinct naturel, ayant toujours existé à toutes les époques, tout comme le désir de nourriture. En réalité, il n’est pas plus naturel […] que l’ivrognerie ou le goût du jeu. Et s’il est vrai, comme j’en suis persuadé, qu’il a atteint, à notre époque, de nouveaux niveaux de démence, la question devient alors: quelle caractéristique particulière de la vie moderne transforme en une motivation humaine importante l’impulsion à brutaliser les autres? S’il était possible de répondre à cette question – rarement posée, jamais sérieusement débattue –, il pourrait y avoir quelques bonnes nouvelles sur la première page de votre journal du matin.»

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Alexandre Chollier est géographe, écrivain et enseignant.

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