A la mi-avril, plus d’une centaine de personnes s’étaient rassemblées à Balerna, petit bourg du Tessin méridional, en mémoire d’Aziz. Le corps sans vie du jeune migrant, originaire d’Algérie, avait été retrouvé fin mars le long d’un cours d’eau situé à quelques dizaines de mètres du nouveau Centre fédéral d’asile (CFA) «Pasture», où il était logé11. Qu’il ait 14 ans, comme l’indiquaient ses documents, ou qu’il en ait 19, selon les données transmises par les autorités algériennes, peu importe. Il n’était pas rentré au centre depuis trois jours, sans que les autorités s’en inquiètent. Quelques semaines plus tard, c’était un Sud-Américain de 20 ans, hébergé au CFA de Chiasso, qui se jetait d’un pont après s’être vu refuser l’autorisation de séjourner en Suisse.
Repenser l’accueil dans les centres d’asile
Il y avait donc beaucoup de monde, en ce samedi 12 avril, à Balerna, lors de la commémoration organisée en mémoire d’Aziz par l’association Mendrisiotto regione aperta (Mendrisiotto région ouverte). Dans le cimetière de la commune, les personnes présentes étaient venues partager un «moment de solidarité et de proximité pour les jeunes qui continuent à vivre au Centre Pasture de Balerna et pour le personnel social et éducatif du centre». Un hommage sans grands discours, mais avec un message clair: «Transformons notre rage, notre culpabilité, notre tristesse, en un projet de vie». Et une question de Willy Lubrini, coordinateur de l’association: «Pourquoi un jeune, arrivé ici avec le projet d’une vie meilleure, doit-il trouver la mort dans le creux d’un ruisseau?»
La cérémonie a été aussi l’occasion, pour l’association d’accompagnement aux migrants, de rappeler la nécessité d’initier «une réflexion collective et citoyenne sur comment accueillir et encadrer les migrant·es, et notamment les jeunes non accompagnés. En priorisant l’aspect éducatif, formatif, social, en se référant à la Convention européenne des droits de l’enfant signée par la Suisse.» Concrètement, cela signifie penser cet accueil dans la vie de tous les jours, dans la communauté, dans les villes et les villages du Mendrisiotto, en impliquant les associations et les citoyens et les citoyennes de la région, précise Willy Lubrini, avec qui nous avons pu échanger par téléphone.
Petit retour en arrière… A l’été 2023, des incidents impliquant des jeunes migrants du CFA de Chiasso, surpeuplé, sont instrumentalisés par les partis de droite, Lega et UDC en tête, en pleine campagne des élections fédérales. Le battage médiatique suscité aboutit à créer un climat délétère dans la ville22. Les poncifs xénophobes et racistes fleurissent: «Tous des clandestins, des faux requérants d’asile, des trafiquants, des voleurs et des fauteurs de troubles» face auxquels «les habitants de la ville vivent constamment la peur au ventre»33. Alors président de l’UDC Suisse, le tessinois Marco Chiesa va encore plus loin en invitant les citoyens et citoyennes à ne plus aller habiter à Chiasso, devenue désormais «une ville de non droit».
Dans un tel contexte, un groupe spontané de citoyen·nes veut y voir plus clair. Avec l’aide d’un sociologue, ils et elles lancent une enquête auprès d’une centaine d’habitant·es de la ville de Chiasso afin de vérifier la solidité des allégations de droite sur le «sentiment d’insécurité». Il en résulte qu’une grande majorité des personnes interviewées ne ressentent pas de peur et qu’elles ne vivent pas la présence des migrants comme un danger. Surtout, beaucoup jugent au contraire que les autorités ne font pas le nécessaire pour permettre un accueil digne de ce nom. En assistant aux errances quotidiennes dans la ville de requérants d’asile désœuvrés, déambulant sans but tout au long de la journée, les personnes interrogées estiment que des activités d’intégration sociale seraient nécessaires et préviendraient les incivilités.
C’est de ces constats que voit le jour Mendrisiotto regione aperta (MRA). Dans un premier temps, l’association cherche à rétablir une information sur la situation locale plus conforme à la réalité, tout en ne niant pas les difficultés qu’il peut y avoir dans les interactions entre habitant·es et migrant·es. Très vite, le but principal de MRA est de construire un réseau de soutien composé d’associations et de bénévoles, qui propose des activités pour les requérant·es et leurs familles en dehors du centre44, et qui vise à les intégrer à la vie civique de la région.
Aujourd’hui, des activités hebdomadaires ou mensuelles sont organisées, comme des tournois de foot, des activités pour les plus petits et leurs familles dans un parc à Mendrisio, des promenades pour faire connaissance de la région, des groupes culinaire, musical et cinéma. Certaines de ces activités sont intégrées à des rendez-vous culturels et festifs de la région, dans le but de favoriser les contacts et rompre l’isolement.
Au-delà de l’intégration sociale, un autre aspect très important de l’activité de l’association, toujours en chantier, concerne la scolarisation des enfants et des jeunes du CFA, s’agissant d’une part de prolonger la scolarité des 16 à 18 ans, d’autre part de chercher des solutions pour scolariser les plus petits dans les écoles locales.
Cela est facilité par la mise en place d’un Groupe d’accompagnement, constitué en réponse à la «crise» de l’été 2023, qui est composé des autorités communales de Chiasso, Balerna et Novazzano, des autorités juridiques cantonales, de la police et des sociétés de sécurité des CFA, ainsi que d’une délégation du Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM), responsable des centres. Ce groupe discute des activités proposées, mais a aussi l’ambition de proposer des améliorations des règles de vie au sein des centres et se veut un aiguillon des changements, notamment en matière des horaires de sortie des requérant·es et de la scolarité des enfants.
En tant que représentant de la société civile, MRA participe au groupe d’accompagnement, où l’association défend sa vision d’une politique migratoire régionale sensible à l’accueil, à l’interaction et à l’intégration sociale. Tout en gardant par ailleurs un avis critique sur la politique suisse en matière d’asile. «Il n’est pas toujours aisé de maintenir ces deux âmes dans le mouvement», convient M. Lubrini. D’une part, il s’agit de «conserver une vision critique et alternative des mesures d’asile en participant au débat public sur ces questions et, d’autre part, il est important de prendre part à un accompagnement social et citoyen pour améliorer concrètement la vie et les perspectives des requérant·es qui vivent dans le centre Pasture de Balerna». Une des possibilités d’articuler ces deux orientations passant par les «collaborations et la solidarité entre toutes les associations qui travaillent sur le terrain social de la migration», selon le coordinateur de MRA.
Une initiative transfrontalière
Le Tessin reste l’une des principales portes d’entrée migratoire en Suisse, depuis la frontière italienne55. Pour autant, très peu des migrant·es qui arrivent actuellement dans le Mendrisiotto comptent s’installer en Suisse, relève Willy Lubrini. «Ce sont des migrants ‘en transit’. Une majorité vise les pays du Nord.» Toutefois, les difficultés d’ordre juridique (accords de Dublin, répression, renvois) et logistiques (dormir, manger, se loger, se protéger) subsistent des deux côtés de la frontière. De ce fait, Mendrisiotto regione aperta a jeté des ponts côté italien, en unissant ses efforts à ceux déployés à Côme par la paroisse de Rebbio, qui a à sa tête don Giusto della Valle, un prêtre connu et engagé sur le front de la migration depuis des décennies.
Les deux structures coopèrent à deux niveaux. Ensemble, elles ont œuvré à l’élaboration d’une charte66 des droits des migrant·es en transit – la Carta di Rebbio (Charte de Rebbio) –, qui définit les droits des personnes migrantes en mouvement. Cette charte réaffirme le droit de tout être humain à circuler librement, aussi lorsqu’il s’agit de chercher une alternative à une vie de souffrances et de discriminations. Elle se veut une garantie et une sécurisation des routes migratoires par l’organisation et la mise en place de lieux d’accueil provisoires et sûrs pour les migrant·es et leurs familles.
Le projet transfrontalier porte aussi sur la création d’appuis concrets pour les migrant·es, des deux côtés de la frontière italo-tessinoise. Il s’agit notamment d’assurer un accueil dans des lieux qui permettent de se reposer, délivrent des informations sur ses droits, voire proposent des consultations médicales. Un autre objectif est de garantir aux migrant·es une sécurité dans leurs déplacements, en leur évitant de tomber dans les filets de trafiquants ou passeurs mal intentionnés, grâce à la mise en place d’un réseau de communication entre les différents collectifs de soutien, incluant bénévoles, associations et institutions sociales (Caritas par exemple).
Si la ville de Come est souvent la dernière étape pour ceux et celles qui veulent passer la frontière, Mendrisio est la première ville post-frontière. La paroisse de don Giusto joue déjà ce rôle accueillant et sécurisé côté italien. La MRA voudrait aussi ouvrir un refuge – «un peu comme les refuges alpins typiques des montagnes tessinoises, un lieu propice à une pause, à un repos, un lieu sûr et reconnaissable», précise Willy Lubrini.
Sur le modèle de Côme, un refuge vient de s’ouvrir à Milan77; Mendrisio pourrait être un troisième relais dans la région. A terme, l’objectif est d’élargir ce réseau de soutien au Piémont, à Bâle, à Genève; autant de lieux de passage, sources d’espoirs, mais aussi théâtres de terribles tragédies.
Plus largement, cette solidarité transfrontalière se veut un maillon d’une chaîne de solidarité plus étendue, de la Méditerranée à la Baltique. Elle se veut aussi une tentative de rompre l’isolement, d’affirmer son opposition à la forteresse Europe et à toutes les politiques d’exclusion. Elle ouvre une occasion d’affirmer haut et fort les droits de toutes et tous à disposer de leur avenir. Et résonne comme un appel à l’engagement de la société civile toute entière à garantir l’application de ces droits.
Florio Togni est militant pour le droit des migrant·es.
Notes