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Emancipation

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Il n’y a pas si longtemps, quelqu’un – un homme – m’a demandé comment je définirais le mot féminisme. Je lui ai répondu que, pour moi, le féminisme, c’est tout ce qui contribue à l’émancipation des femmes. Il a paru soulagé, n’y trouvant pas trace de radicalisme – c’est-à-dire, j’imagine, selon les stéréotypes en vigueur: ni Femen seins nus, ni féministe moche (ou vieille, ou poilue, selon les variantes), ni harpie anti-hommes. A mes yeux, l’émancipation rime en premier lieu avec les luttes conduites par les femmes pour l’égalité des droits.

J’évolue dans un univers professionnel protégé, où l’égalité salariale est garantie au centime près pour un même poste, où les hommes sont, pour la plupart, au fait de l’attitude qu’il convient d’adopter envers les femmes pour ne pas les agresser – même s’ils ne sont pas tous encore conscients du pouvoir que leur confère le simple fait d’être un homme. Ou plutôt, même s’ils rechignent encore parfois à l’admettre. J’ai la possibilité de le leur rappeler à tout moment, et en toute sécurité, lorsque, selon moi, ils abusent de leur influence – ce que je ne me prive jamais de faire. C’est pourquoi je suis toujours interloquée, presque naïvement, quand je me heurte à des formes brutes de masculinité toxique.

Invitée à une émission de télévision pour débattre d’un sujet d’actualité, je me retrouve en coulisses avec un boomer qui se met à dénigrer de façon grossière tous mes arguments, pour me signifier, avant de monter sur le plateau, que je ne suis «même pas juriste» – la discussion comporte des éléments de droit international. Je préfère lui répondre que je m’appuie sur les juristes de mon organisation, plutôt que de lui révéler que je suis docteure en histoire – tant je trouverais grotesque de me lancer dans un concours de celui qui pisse le plus loin avec lui.

Sur le plateau, on me place entre le boomer des coulisses et cinq autres acolytes, si l’on compte le présentateur, tous pour ainsi dire de la même génération, sinon par l’âge, du moins par l’attitude. Le présentateur commence par donner la parole aux hommes. Je dois attendre la vingt-et-unième minute pour avoir mon mot à dire.

A l’issue du débat, j’ai ressassé ce que j’aurais pu dire ou taire, m’en voulant de ne pas avoir défendu mes idées comme je l’aurais souhaité. Puis, en faisant défiler mon fil Instagram, je suis tombée sur un post de Lisa Mazzone – son sourire, son entrain malgré le coup du sort – appelant à la mobilisation pour la grève des femmes. Et je me suis dit que ce n’était pas tant à moi de m’en vouloir, et que je refuserai dorénavant de participer à un tel débat sans avoir de garanties sur mon temps de parole. Car l’émancipation, ça se prépare, jour après jour, malgré les revers.

Si la cause des femmes me concerne directement, elle me rend attentive à toutes les formes d’émancipation: celles des minorités, des classes sociales, des peuples en lutte, etc. Ces luttes sont facilitées – mais aussi empêchées – par la capacité de celles et ceux qui concentrent des pouvoirs à se remettre en question. Cela suppose de faire de la place à l’autre. Par exemple, lorsqu’un comité de direction ne se contente pas d’«inviter» une personne issue d’une minorité, mais lui confie un réel pouvoir de décision, cela change la dynamique. En cédant cette place, on peut avoir l’impression de perdre quelque chose – un confort, un pouvoir, une place, une forme de contrôle. Alors qu’au contraire on s’enrichit: en perspectives, en justesse, en humanité.

Et si je suis encore, comme tant d’autres femmes, encline à subir des formes de pouvoir masculin, je suis aussi consciente d’avoir, avec le temps, conquis une position relativement privilégiée – notamment par rapport à des collègues plus jeunes, ou issu·es de minorités. Un statut qui m’oblige à une forme de vigilance: affirmer mon influence, oui, mais sans invisibiliser celle des autres. L’émancipation passe aussi par cette attention-là: éviter de reproduire, même involontairement, les mécanismes que l’on combat.

Je repense à ces hommes sur le plateau, si sûrs d’eux, si peu dérangés par leur propre monopole de la parole. Peut-être qu’eux aussi gagneraient à faire un peu de place.

Nadia Boehlen est porte-parole d’Amnesty International Suisse et autrice. Elle s’exprime ici à titre personnel, à partir d’un thème proposé par la rédaction.

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