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Le village, terre d’avenir

(A)ménager le territoire. Sous ce titre évocateur, le journal Moins! a consacré le dossier de son dernier numéro à ce qui constitue nos lieux de vie. Des territoires aujourd’hui «étalés et éclatés», «reflets d’une dystopie mortifère». Passé ce constat, un inventaire des possibles, auquel a pris part l’architecte Laurent Demarta, avec sa caractérisation du «village».
"Le paradoxe de nos aspirations" LAURENT DEMARTA
Urbanisme

Laurent Demarta est architecte, à l’étude et dans son quotidien très social. Il a fait joyeusement partie de la rédaction de Moins! et continue ses réflexions, notamment à travers un carnet de voyage publié récemment, intitulé La Passion. Un architecte dans le grand cirque humanitaire (2024, Archicity). Il a gentiment répondu à l’appel de Moins! pour vulgariser un grand concept: la typologie du territoire. A l’opposé de la ville du quart d’heure, retour vers le futur…

C’était au siècle dernier, et pourtant je m’en souviens dans ses moindres détails: je parle d’un croquis acerbe de Le Corbusier, destiné à fustiger le pavillonnaire. Et depuis quelques années où la thématique parvient enfin à susciter un timide intérêt, je recherche cette image. J’ai feuilleté et refeuilleté tous les ouvrages dont je disposais de l’architecte, j’ai usé les moteurs de recherche sur Internet, j’ai questionné collègues et ami·es, en vain. Alors, en désespoir de cause, je l’ai reproduit. De mémoire. Mais je sais que ma mémoire est fidèle en l’occurrence. C’est le dessin ci-dessus, qui révèle le paradoxe de nos aspirations, qui sont certes légitimes individuellement, mais qui presque toujours aboutissent à des catastrophes collectives.

A l’heure de repenser – enfin! – le territoire, je crois que cette vieille image d’un vieil architecte souvent décrié (parfois à raison) n’a rien perdu de son actualité. En effet, tant qu’on attaquera la question du «climat» – comme si on pouvait réduire l’écologie au climat, voire au CO2, quelle hérésie – par la maison individuelle, sa consommation, ses économies possibles, on n’aboutira jamais qu’à des impasses sinon à des non-sens écologiques.

« Le paradoxe de nos aspirations » LAURENT DEMARTA

La maison «Minergie» (laissons pour l’heure de côté le débat sur les labels et la privatisation du droit public qu’ils impliquent) ne fera jamais plus pour le bien-vivre et le vivre-ensemble que tous les Hummer électriques du monde, c’est-à-dire qu’ils résolvent moins le problème qu’ils l’entretiennent. Attaquer le problème de l’écologie par l’habitation individuelle, c’est se vouer à tirer dos à la cible, ou presque. C’est par le territoire qu’il faut commencer, et donc aujourd’hui par ce qu’on appelle l’urbanisme.

En effet, c’est la forme de nos villes qui rend la bagnole pratiquement incontournable. C’est la forme de nos villes qui impose d’immenses dédales de canalisations souterraines aboutissant à des stations de traitement de plus en plus colossales, excrétant des déchets de plus en plus pollués malgré les filtres qu’on ajoute aux filtres, comme autrefois les fume-cigarettes aux roulées de tabac gris. C’est la forme de nos villes qui rend les transports en commun si peu efficients. C’est la forme de nos villes qui fait de nos maisons des «passoires thermiques», comme on se plaît à jargonner aujourd’hui.

Cela parce que la prémisse inconsciente de l’urbanisme – de cet urbanisme né avec le siècle dernier et le progressif avènement de la locomotion motorisée individuelle – la prémisse de l’urbanisme, pour faire court, c’est la bagnole. Qu’on le veuille ou non, la ville moderne, la ville depuis le début du XXe siècle, est faite pour et par la bagnole, et non l’inverse. Militer pour des pistes cyclables aujourd’hui n’y changera pas plus qu’une couche de peinture verte sur un gros katkat puant.

A l’inverse, le territoire que j’appellerai «vernaculaire» par opposition au territoire «urbanisé» voire «urbanismé» si vous me passez ce néologisme, le territoire, de tout temps a été un maillage d’agglomérations reliées entre elles. Appelons-les, pour faire simple sinon caricatural, des villages.

Un village, c’est un groupement dense de quelques centaines ou milliers d’êtres humains, entouré de son territoire de subsistance. On constate que par chez nous, un rayon de quelque un ou deux kilomètres est la «bonne distance» permettant de nourrir tout ce monde sans marcher des heures pour aller travailler les champs les plus lointains. On retrouve cette typologie du Libéria au Pakistan, du Panama à la Finlande, et des Romains antiques aux villes franches médiévales, avec parfois des rayons légèrement différents en fonction des rendements agricoles.

Le village est opportun: il a du sens. Il est profondément humain, il est fait par l’Homme et pour l’Homme, exactement au même titre que la ville urbanisée est faite par et pour la bagnole.

Voyons ensemble ses caractères les plus saillants et les plus généraux. Le village regroupe tout ce qui est nécessaire au quotidien, dans un rayon d’une demi-heure de marche, champs compris: vie civile et collective, marché, vie spirituelle – la fameuse «église au milieu du village» –, éducation, soins, etc. La villageoise ou le villageois passe ainsi moins de temps à se déplacer que l’automobiliste contemporain: il est donc plus rapide, même s’il va moins vite et moins loin1, simplement grâce à la structure du territoire. De temps en temps, en fonction des besoins, la villageoise ou le villageois se rend «à la grande ville» alentour, pour un marché, une fête, ou pour des biens et des services d’exception.

Grâce à cette compacité, le village est éminemment favorable aux transports en commun: un seul arrêt, une seule gare dessert toute sa population. C’est ce qui explique en partie l’avènement fulgurant du chemin de fer au XIXe siècle. Toujours grâce à sa compacité, le village réduit le besoin en réseaux de tous ordres, que ce soit sur terre (routes, énergie) ou sous terre (énergie aussi, adduction d’eau, eaux usées, communications, etc.). La production d’énergie est locale et les effluents, solides ou liquides, peuvent être traités localement. Le village est fondamentalement décentralisé. Il s’oppose, par essence, au gigantisme.

« Une place de village » à La Tour-sur-Tinée, village français des Alpes maritimes. LAURENT DEMARTA

Enfin, examinons à quoi ressemble la maison villageoise. Dans la situation la plus simple, la maison villageoise est une maison familiale abritant plusieurs personnes, voire générations. Elle a une face publique, sur rue, idéalement proposant un commerce ou un service, et une face privée sur cour, avec jardin, voire potager de subsistance. Et, mitoyenne, elle a deux faces accolées à des maisons voisines.

Ainsi, par rapport à une villa individuelle, elle ne présente que la moitié de façades exposées aux intempéries, donc la moitié de déperditions thermiques: il faut beaucoup, beaucoup d’isolant bien épais pour réduire de moitié les déperditions thermiques d’une villa individuelle. En d’autres termes, ce que l’isolant fait, qu’il soit en polystyrène ou en chanvre bio, la typologie territoriale peut aussi le faire – à bien moindre coût.

Ainsi, la maison villageoise, dans sa simplicité, voire son évidence, est plus écologique qu’une villa sur-isolée avec pompe à chaleur, panneaux solaires et domotique dernier cri. Et ce, nonobstant le problème des innombrables réseaux auxquels se doit d’être raccordée ladite villa, comme un agonisant à ses cathéters. Réseaux qui sont, bien entendu, une charge publique servant un intérêt privé.

Une décroissance de nos besoins d’intrants impliquera forcément de quitter le modèle de la villa «quatre faces» au milieu de sa parcelle, de même qu’elle impliquera une relocalisation de la production, y compris agricole, et l’abandon du transport individuel motorisé, donc un regroupement autour des points de desserte des transports en commun. Le village permet tout ça, sans smart city ni matériaux isolants issus du carbone, sans usines de traitement des déchets ni vidéosurveillance, sans fibre optique ni 7G, sans autoroutes ni pistes cyclables, et tout en gagnant individuellement du temps – mais aussi de la sociabilité, de la santé et du plaisir.

L’approche territoriale a donc de l’avenir!

Article paru dans Moins! Journal romand d’écologie politique nº 76, mai et juin 2025, www.achetezmoins.ch

Illustrations réalisées par l’auteur.