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In data we trust

Fin du monde et petits fours

A un peu plus de cinq mois de la conférence annuelle des Nations unies sur le climat à Belem, au Brésil (COP30), le milliardaire philanthrope étasunien Michael Bloomberg s’impose comme un acteur incontournable du débat climatique international. Depuis bientôt vingt ans, «mini Mike» (comme le surnomme Donald Trump) se sert de ses différentes casquettes – self made man, maire de New York, président du réseau C40 des grandes villes actives sur le climat, envoyé spécial des Nations unies pour le climat… – pour peser sur les choix politiques et influencer la manière dont on appréhende l’enjeu climatique.

Quatorzième plus grande fortune mondiale au dernier classement Forbes, Bloomberg n’hésite pas à dégainer le portefeuille. En début d’année, il s’est ainsi engagé à combler le trou créé par l’administration Trump suite à sa décision de couper les financements étasuniens au secrétariat de la Convention des Nations Unies sur le climat (CCNUCC). Il y a quelques semaines, il a également annoncé un partenariat entre sa fondation – Bloomberg Philanthropies – et la présidence brésilienne de la prochaine COP. En 2024, et en tenant compte de l’ensemble des contributions à la Convention, Bloomberg était déjà, avec ses 4,5 millions de dollars, le 6e contributeur financier à la CCNUCC (derrière le Japon, l’Allemagne, les Etats-Unis, le Royaume-Uni et la Chine).

Bloomberg ne se contente pas de signer des chèques. Il incarne et promeut une vision particulière du monde et de l’action climatique; une vision indissociable du produit qui porte son nom et qui a fait sa fortune: le terminal Bloomberg. Très répandu dans les milieux financiers, le terminal Bloomberg est un système informatique payant (20’000 dollars par an tout de même!) qui donne accès à un flux continu de données, d’informations financières et d’actualités, de graphiques et d’analyses. Cours des actions, devises, obligations, matières premières et d’innombrables autres actifs financiers en temps réel. Etudes et données sur des secteurs, pays, actifs, entreprises. «Le Bloomberg», comme on l’appelle communément, est un puits sans fond de données économiques et financières en tous genres. On y trouve même une carte interactive permettant de suivre les tankers en direct, ainsi que les dernières cotes de paris sportifs.

En bref, le Bloomberg, c’est la promesse d’un accès rapide et illimité à n’importe quelle donnée ou information susceptible de vous faire gagner de l’argent. Le terminal accrédite l’idée «d’un marché qui peut être saisi, prédit et contrôlé» et celle d’acteurs financiers «qui le contrôlent» depuis leurs bureaux cossus de la City, de Wall Street ou de Genève1>C. Wood, A. King, R. Catlow, B. Scott (2016), «Terminal value: Building the alternative Bloomberg», Finance and Society, Uni. of Edinburgh, Vol. 2, Iss. 2, pp. 138-150, doi.org/10.2218/finsoc.v2i2.1727. C’est un peu la version financière du panoptique.

Cette idée de contrôle par les données est au cœur des efforts déployés par Bloomberg sur le climat. Comme il aime à le répéter, «ce que vous pouvez mesurer, vous pouvez le gérer». Accéder à des données en tous genres devient un préalable à la maîtrise des émissions de gaz à effet de serre. Installations de capteurs de CO2 dans les écoles; mise en orbite d’un satellite pour mesurer les sources des fuites de méthane dans l’atmosphère; financement d’initiatives pour inciter les entreprises à publier leurs empreintes carbone, leur exposition aux risques environnementaux et leurs engagements en matière de réduction d’émissions: par le biais de sa fondation, Bloomberg finance des dizaines d’initiatives à travers le monde centrées sur la collecte, le traitement et la diffusion de données censées éclairer les décisions des entreprises, collectivités, gouvernements et consommateurs. Chez Bloomberg, la planète s’apparente à un système qui peut être contrôlé et piloté. A l’image du BloombergDataDash, cette idée de «vaisseau spatial Terre» est d’ailleurs renforcée par la présentation des données à l’écran sous forme de tableau de bord. Il suffirait donc, à l’en croire, de se fier aux données pour se sauver. Le seul et unique mot d’ordre, c’est «suivez le data».

Cette focalisation sur les données et leur pouvoir est dangereuse. Elle entretient un sentiment de toute-puissance, une forme de «complexe de Dieu», parmi ceux, souvent une minorité de privilégiés, qui ont accès aux données et aux outils pour les analyser. Par ailleurs, en apparentant la Terre à une immense base de données, on la déshumanise. Les expériences humaines, les émotions, les souffrances et inégalités qui la traversent, les imaginaires et les rêves disparaissent. Ils n’ont plus voix au chapitre. Les écosystèmes et les impacts du dérèglement climatique deviennent de simples chiffres (tonnes de CO2, milliards de dollars…) ou pourcentages. Enfin, en normalisant l’idée que plus il y aura de données et plus on sera en mesure de «résoudre la crise climatique», l’approche promue par Bloomberg minimise l’impact dévastateur sur l’environnement et le climat induite par cette accumulation massive de données. Tels les humains enchaînés et immobilisés dans l’allégorie de la caverne, on en oublierait presque les kilomètres de câbles, les centaines de datacenters et autres infrastructures, et les quantités phénoménales de ressources (eau, énergie) requises pour les fabriquer et les faire tourner. A nous de briser ces chaînes pour faire en sorte que les données soient au service d’une transition bas carbone juste, émancipatrice, et sans terminaux Bloomberg à 20’000 dollars par an. En bref, une transition humaine et humaniste.

Notes[+]

Edouard Morena est maître de conférences en science politique à la University of London Institute in Paris (ULIP).

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