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Le Courrier L'essentiel, autrement

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Prendre du champ

L'Impoligraphe

Ce qu’il y a de bon quand on met fin à un mandat politique, fût-il le plus modeste (conseiller municipal, par exemple), c’est qu’on peut prendre un peu de champ (et de hauteur, immodestement) avec le mandat qu’on a exercé, la manière dont on l’a exercé, le sens de ce mandat. On a quitté samedi, avec d’autres, le parlement de la Ville de Genève. On y a sévi seize ans et, au bout de seize ans de bons ou mauvais, loyaux ou déloyaux services, il faut bien aller voir ailleurs si on peut y être politiquement actif. Et on peut l’être. Et on sait l’être. On l’a d’ailleurs été pendant bien plus longtemps que le temps passé à sévir au Conseil municipal.

Etre ou ne pas être conseiller municipal, ou député, ou quoi que ce soit qui y ressemble, là n’est pas la question. La question est: être ou ne pas être dans la Cité. Et le Conseil municipal n’est pas la Cité. Etre au parlement, pour un parti ou une coalition de groupes politiques, aussi pour un militant politique, est-ce indispensable? Non évidemment. Ce n’était indispensable ni pour moi, ni pour mes camarades – ni pour mes collègues. On est dans ce parlement parce qu’on pense pouvoir être utile à des prises de décisions utiles – et politiquement légitimes. C’est du moins ce qu’on espère. Mais on sait bien aussi qu’utile, on peut l’être ailleurs. Et comme disait le camarade Ecclésiaste, il y a un temps pour tout.

J’ai siégé dans ce Conseil pendant seize ans sans interruption: trois mandats entiers, après deux ans comme «vient ensuite». Ça passe vite, seize ans, et pourtant c’est long. On risque au bout de deux ou trois mandats de rabâcher, de se conformer aux rites, de fonctionner à l’habitude – qu’on va évidemment déguiser en expérience. Il vaut mieux alors pousser gentiment, poliment, avec reconnaissance et remerciements, celles ou ceux qui voudraient s’incruster à se déprendre de leur mandat.

Le Parti socialiste a établi la règle d’une limitation à trois mandats consécutifs, et c’est une excellente chose. Il a aussi renoncé à prévoir des dérogations à cette limitation, et c’est une autre excellente chose, parce que c’est la condition pour qu’une règle en soit vraiment une, et pas seulement une posture proclamatoire. Il a enfin prévu une règle de non-cumul des mandats et cela aussi, c’est une excellente chose, parce que ça évite les mélanges de casquettes, les confusions de discours et les incompatibilités de prises de position.

Il y a une vie politique hors des institutions politiques. Ces institutions, d’ailleurs, naissent hors d’elle-même – dans la rue, précisément. Quitter un parlement, ce n’est quitter qu’un lieu, un terrain parmi d’autres, et pas le plus important, du combat politique. C’est renoncer à un moyen d’action politique, ce n’est pas renoncer à l’action politique. On reste citoyen, on reste militant. On reste même à penser par soi-même.

Il n’est de lieu politique qui ne puisse être subverti – c’est affaire de volonté, d’imagination et de cohérence: quand on y est, il faut y être sans en être. Et si on y a réussi en seize ans de Conseil municipal, on n’aura pas tout à fait perdu notre temps – et on pourra même se consoler de l’avoir faire perdre à d’autres. Nous avons à mettre au point, pour chacune des situations dans lesquelles on se trouve confronté à une norme sociale, l’élément – l’acte, le lieu, la structure éphémère, la parole – qui désarticulera et délégitimera cette norme.

En même temps, nous avons appris de l’histoire que si instables, et donc incontrôlables, qu’elles sont – et peut-être même parce qu’elles le sont –, la spontanéité, l’immédiateté seront toujours plus déstabilisatrices de l’ordre que tous les désordres planifiés – et, qu’on l’admette ou non, ordonnés. Il est une dérive politique qui consiste en l’exploration de la politique, de ses chemins de traverse, de ses détours dans et hors institutions, et aussi en la découverte de voies nouvelles: nous savons que la ligne droite est toujours le chemin le plus con pour aller d’un point à un autre.

Le temps de l’action politique ne saurait être capté par les institutions mêmes que nous voulons changer, radicalmente e da capo. Or c’est bien cela, aussi, qui pèse sur les actions de «la gauche», qui court d’échéances électorales en sessions parlementaires, dépossédée de toute capacité d’initiative autonome et se condamnant elle-même à l’attente de propositions tombant des institutions comme les Tables de la Loi sur Moïse ou le Coran sur le Prophète (que ce soit pour ensuite les soutenir ou les combattre).

Et puis, il y a ceci que le pouvoir ne s’exerce jamais si bien, c’est-à-dire si lourdement, que sur des gens tristes. La tristesse isole et le pouvoir doit isoler les uns des autres ceux sur qui il s’exerce, précisément pour pouvoir continuer à s’exercer sur eux – ce qui justifiera d’ailleurs leur tristesse. La politique est chose trop sérieuse pour être laissée à des gens sérieux. Ne le soyons pas et faisons en sorte qu’en nos actes le jeu soit présent, mais déterminant, et qu’il y ait de l’humour en son langage. La libération est une fête; si les révolutionnaires avaient été moins tristes, sans doute leurs victoires eussent-elles été plus heureuses. Ce que nous avons à faire, nous avons à le faire en riant. N’en doutez pas, l’Ouvroir de politique potentielle (Oupopo) et le Collège de patapolitique y pourvoiront. Ou s’y essayeront.

Vice-récurateur autoproclamé du Collège de patapolitique et Grand Dugong de l’Oupopo.

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