En janvier 2025, la Suisse a renforcé son engagement envers l’Accord de Paris en fixant un nouvel objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre de 65% d’ici à 2035. Au niveau de l’agglomération genevoise, la charte Grand Genève en transition fixe un objectif de neutralité carbone d’ici à 2050, avec une réduction d’au moins 90% des émissions de gaz à effet de serre. En matière d’aménagement du territoire, la récente Vision territoriale transfrontalière défend, elle, l’arrêt de l’artificialisation du «socle du vivant». Pour autant, certains grands projets continuent à éluder le calcul des émissions carbone comme les pressions sur les sols et le paysage.
On ne songe pas ici à l’autoroute A412 ou aux carrières de calcaire du groupe Holcim, mais au nouveau projet d’accélérateur du CERN, le Futur collisionneur circulaire (FCC). L’anneau devrait faire près de 91 kilomètres de long, enfoui à 200 à 500 mètres de profondeur, à cheval sur la frontière franco-suisse. Pour les physiciens du CERN, l’ambition n’est rien de moins que de construire un accélérateur de particules capable de reproduire les conditions qui existaient à l’aube du Big Bang. Qualifié d’«atouts pour l’humanité»1> www.rts.ch/info/sciences-tech/2025/article/le-cern-devoile-son-projet-de-collisionneur-geant-enjeux-et-controverses-28863163.html, ce type de projet est néanmoins controversé au sein même du milieu scientifique. Quelque 400 chercheur·es ont ainsi dénoncé sa démesure et ses coûts en février dernier2> Le coût du projet est estimé à 15 milliards de francs, financé par les Etats membres du CERN., mais aussi des «retombées scientifiques incertaines»3> scientifiquesenrebellion.fr/textes/positionnements/tribune-cern/.
Plus encore que les doutes scientifiques, ce sont les effets territoriaux et écologiques qui interpellent. Les répercussions environnementales du futur accélérateur restent largement sous-évaluées: son métabolisme global, c’est-à-dire l’ensemble des chaînes d’extraction et de production nécessaires à sa construction et à son fonctionnement, n’est pas pleinement pris en compte. Si les responsables du projet estiment que son empreinte carbone annuelle équivaudra à celle de 3000 individus, ce chiffre, sans doute largement sous-évalué, ne considère que les émissions directes de CO2 en négligeant d’autres effets. Par exemple, l’impact de l’extraction de métaux stratégiques (comme le cuivre, le niobium ou le tungstène), souvent associés pour les uns à la déforestation ou aux pollutions, pour les autres aux conflits armés, est ignoré. De même, la demande énergétique colossale, équivalant à une ville de 700 000 âmes, entraînera des conséquences systémiques sur les infrastructures électriques, barrages ou centrales nucléaires, déjà sous pression. A cela s’ajoutent les effets rebonds: nouveaux travailleurs, mobilités accrues, logements et équipements à construire, étalement urbain, etc.
Le futur projet présente également un impact direct sur les milieux naturels et les paysages. L’association CO-CERNés Suisse dénonce des dangers potentiels importants pour les nappes phréatiques, forêts, parcelles agricoles menacées ou les tunnels creusés qui passeront sous le Léman et le Rhône.
La question de l’héritage de telles infrastructures pour les générations futures doit aussi être posée, sa réalisation renvoyant à l’horizon du siècle suivant4> Le projet serait construit en deux phases: 2045-2070 puis 2070-2095.. Rien n’en garantit l’utilité sur le long terme, a fortiori à l’heure des limites planétaires; elles pourraient même devenir des «communs négatifs»5> E. Bonnet, D. Landivar, A. Monnin, Héritage et fermeture. Pour une écologie du démantèlement, Divergences, Paris, 2021, 168 p., des héritages indésirables, à l’instar des ruines industrielles des siècles précédents. Enfin, le FCC, «boite noire» dont seuls les Etats membres du CERN et les experts6> Le projet été discuté entre ingénieurs et scientifiques internationaux la semaine dernière à Vienne. peuvent décider, n’est pas soumis au contrôle démocratique de l’aménagement.
Ni l’invocation du progrès scientifique ni la plus-value de compétitivité pour la région genevoise ne sauraient justifier un projet incompatible avec la transition écologique. Si on ne doute pas des bienfaits pour les avancées de la physique, il est ironique de vouloir percer à jour les débuts de l’univers avec des moyens qui en compromettent l’avenir. Le projet du CERN rappelle la nécessité de comprendre la portée et la responsabilité de nos infrastructures techniques et des économies qui les soutiennent.
Notes