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Enseignons l’économie du réel

Re-penser l'économie

«Nous n’enseignons pas de l’idéologie mais des outils.» En février dernier, HEC Lausanne répondait aux critiques d’étudiant·es à propos de greenwashing et de manque d’éthique dans leur parcours à la Haute Ecole de commerce1> A. Gallienne, «Les HEC déçoivent une partie des étudiant·es», Le Courrier du 12 février 2025.. Face à la prise de position de l’institution, une question se pose: les «outils» enseignés sont-ils réellement dénués de toute idéologie? Sont-ils si scientifiquement éprouvés qu’ils se détachent de tout système d’idées, de tout dogme?

Les cours introductifs à l’économie que chaque étudiant·e suit dans son cursus de bachelor à HEC Lausanne reposent sur une série de modèles abstraits. Modèles de la croissance économique, du marché du travail, de l’offre et de la demande, tous font office d’outils quantitatifs simples à intégrer. Enseignés comme des représentations objectives et universelles de l’économie, ils reflètent pourtant une vision particulière de celle-ci. Parmi les hypothèses fondatrices de ces modèles, on retrouve la «rationalité parfaite», le «marché autorégulateur» ou encore l’«équilibre général».

Ces hypothèses ne sont pas neutres; toutes sont empruntées à la tradition néoclassique de l’économie. Prétendre que ces «outils» sont dissociables de leur dimension idéologique revient à les considérer au-dessus de tout dogme et dépeint l’enseignement d’une discipline qui serait quasiment descriptive de lois naturelles, tirant sa légitimité d’une forme de vérité absolue. C’est au mieux naïf, au pire intellectuellement malhonnête.

L’économie est une science sociale faite de débats, de courants de pensée et d’approches multiples qui font sa complexité et sa profondeur. La réduire à une science nomothétique qui prétend se défaire de toute idéologie, et plus largement du volet social, découle d’un rêve d’économistes envieux des lois de la physique et désireux de se démarquer des autres sciences sociales par les chiffres2> Bennis, W. et al. (2005). Why business schools have lost their way.. Depuis le milieu du XXe siècle, ce virage positiviste s’est accompagné d’une formalisation et d’une mathématisation croissantes de la discipline, au préjudice de sa capacité à penser les rapports sociaux, les institutions ou l’histoire. L’économiste Dani Rodrik écrit: «Le danger pour l’économie ne vient pas de son caractère scientifique insuffisant, mais de sa prétention à un statut scientifique qu’elle ne mérite pas toujours.3> Rodrik, D. (2015). Economics rules: The rights and wrongs of the dismal science.» A force de privilégier les modèles élégants sur la complexité du réel, on oublie que l’économie traite de rapports entre humains, de relations de pouvoir, d’inégalités et de structures sociales. Elle n’est pas – et ne sera jamais – une science purement déductive telle que la physique. Cette présomption est non seulement trompeuse, elle peut aussi être dangereuse dès lors qu’elle masque la dimension politique de décisions présentées comme purement techniques.

Les modèles enseignés à HEC ne sont certes pas à jeter: ils font partie d’un lot d’instruments que doit posséder un·e économiste dans sa boîte à outils. Mais plutôt que les ériger en vérités dénuées d’empreinte idéologique, reconnaissons qu’ils ne forment qu’une partie d’un ensemble plus vaste d’approches, de perspectives et de théories qui façonnent la discipline économique. Enseignons-les aux côtés d’approches interdisciplinaires telles que l’histoire économique, la sociologie économique ou les méthodes qualitatives. Enseignons les perspectives de l’économie écologiste, institutionnaliste, féministe… avec une rigueur au moins équivalente à celle offerte à l’économie néoclassique.

On attendra des économistes de notre siècle qu’elles et ils sachent répondre à de nombreux défis contemporains: crise climatique, inégalités croissantes, conditions de travail à l’ère de l’IA, inflation face au pouvoir d’achat… Tous ces sujets – et bien d’autres – seront au cœur de nos préoccupations. Le problème est: enseigne-t-on aux décideurs de demain les outils qui leur permettront de faire les bons choix le moment venu? Keynes écrivait: «Le maître économiste doit posséder une rare combinaison de dons (…) il doit être mathématicien, historien, homme d’Etat, philosophe (…) Aucune partie de la nature de l’homme ou de ses institutions ne doit être entièrement en dehors de son regard.4> Keynes, J.M. (1972). The collected writings of J. M. Keynes.» Pour espérer des économistes à la hauteur de cette définition, ouvrons les amphithéâtres des facultés d’économie à une réflexion rigoureuse et profonde sur la diversité de la discipline.

Notes[+]

Barthélemy Tripod est étudiant en bachelor d’économie politique et histoire économique, président de Rethinking Economics Genève.

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