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Lettre ouverte à Ignazio Cassis

«Le droit humanitaire, dont la Suisse est dépositaire, également se meurt.» Au Tessin aussi, des voix s’élèvent pour demander à la Suisse de réagir sur la question de Gaza. Le journaliste Roberto Antonini est l’auteur d’une lettre ouverte, publiée la semaine dernière dans le quotidien La Regione, exhortant le conseiller fédéral Ignazio Cassis, chef du Département fédéral des affaires étrangères, à sortir du silence.
Gaza

Monsieur le Conseiller fédéral,

J’imagine que le nom de Janan Saleh ne vous parle pas. C’était un enfant de 2 ans, décédé il y a deux jours, déshydraté et mort de faim à Gaza.

Le nom d’Ahmed Mansour sûrement ne vous dit rien non plus; il s’agit d’un journaliste immortalisé dans une vidéo, mourant dans les flammes, transformé en torche humaine par les bombes incendiaires dans une tente devant l’hôpital de Khan Younès.

Mahmoud Ajjour, un [autre] petit garçon, est peut-être plus connu, parce que la photo qui le montre sans ses bras, arrachés par une bombe, a reçu un prix international!

En réponse à l’attaque terroriste du 7 octobre 2023, Israël a infligé une suite ininterrompue d’horreurs, une série de 7 octobres à la population palestinienne.

Vous avez, Monsieur le Conseiller fédéral, sûrement entendu parler de Moshe Saad, député du Likoud, qui a souhaité la mort, par la famine, de toute la population palestinienne de Gaza. Vous connaissez sûrement aussi Itamar Ben Gvir, ministre de la Sécurité nationale, qui a demandé le bombardement des dépôts alimentaires à Gaza.

J’ai personnellement suivi, en tant que journaliste, plusieurs conflits, en Irak, en Syrie, en Afghanistan. Mais jamais je n’ai assisté à un acharnement aussi extrême que celui du gouvernement de Netanyahou.

Le 18 mars dernier, Israël a cassé unilatéralement le cessez-le feu. Depuis le 3 mars plus rien ne rentre à Gaza: ni eau, ni nourriture, ni médicaments. Pour le journal israélien Haaretz, nous n’assistons pas à une guerre, mais à un massacre de civils. Les définitions se succèdent: «apocalypse» pour Médecins sans frontières, «génocide» pour Amnesty International et l’historien de la Shoah Amos Goldberg, ou encore «camps d’extermination» pour Antonio Guterres [secrétaire général de l’ONU].

Il s’agit bien d’un massacre, en direct, en live, par les bombes ou/et par la famine ou les maladies, tous les jours, sous nos yeux.

Des civils décèdent, mais le droit international se meurt lui aussi, piétiné par cinquante-sept ans d’occupation des Territoires palestiniens, et encore récemment par le bombardement dans les eaux internationales d’un navire d’aide humanitaire.

Les juifs fidèles à la tradition humanitaire et des Lumières vivent aussi cette mort intérieure, elles et eux qui ont beaucoup contribué à l’émergence de toute notre culture, ces juifs mêmes qui, en Italie comme en Angleterre, demandent la fin «du nettoyage ethnique».

Face à cette horreur, notre âme aussi se meurt, la nôtre en tant que spectateurs, et celle de notre pays, si absent, si incapable d’un geste fort, d’un sursaut de dignité.
On se demande où est passé Ignazio Cassis, celui que nous avions vu si aguerri face à l’invasion russe de l’Ukraine.

La neutralité silencieuse du Conseil fédéral ajoute une ombre à notre histoire. Ici raisonnent les mots de Desmond Tutu, protagoniste de la lutte anti-apartheid: «Si vous êtes neutres dans une situation d’injustice, alors vous avez choisi d’être du côté de l’oppresseur».

Ces jours-ci me viennent à l’esprit les vers de Trilussa [poète et écrivain italien disparu en 1950] que me récitait mon grand-père, vétéran de la Grande Guerre [1914-1918]: «Ninna nanna, tu nun senti/li sospiri e li lamenti/de la gente che se scanna/ per un matto che commanna/che se scanna e s’ammazza/ a vantaggio de la razza» [Dors mon enfant/tu n’entends pas/les soupirs et les plaintes/des gens qu’on massacre/ pour un fou qui commande/qui se massacrent et se tuent pour la suprématie de la race].

Monsieur le Conseiller fédéral, de cette terre d’où s’élèvent continuellement des nuées ardentes, un cri silencieux nous parvient.

Ce cri vous est aussi adressé.

Roberto Antonini est journaliste tessinois, ancien correspondant à Washington.

Paru dans La Regione du 5 mai 2025. Trad: Florio Togni.