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IA: le Grand Remplacement

Il faut rapidement se défaire de l’illusion que l’IA créera autant d’emplois qu’elle en détruira, estime le philosophe Martin Morend – à moins d’en finir avec l’économie capitaliste. Réflexion.
Technologies

Voilà ce que tout le monde sait: le capitalisme est accumulation. Accumulation par réduction maximale des coûts, accumulation sans finalité externe. Ultimement, le capitalisme est une pure fascination quantitative sans aucune positivité axiologique. Il n’a aucune valeur autre que financière. En lui, tout doit croître, sauf l’humain; en lui tout doit croître, fût-ce au prix de la survie même de l’Homme. Bonheur et conservation de l’espèce sont des entités dont il s’est «dégraissé» pour accomplir plus rapidement son objectif. C’est donc un mode d’organisation structurellement inintelligent puisqu’il ne prend même pas en compte sa propre survie, sa propre réplicabilité à travers le temps. Seul existe l’ici et maintenant, la rentabilité rapide, la croissance et le profit, et peu importe les crises que cela engendre nécessairement. C’est un système pathologique dont l’IA révèle sous un jour nouveau l’extrémisme et les dangers.

Pour bien comprendre ce qu’est l’IA, il faut éviter de la considérer comme une invention technique pure, une trouvaille enfantée fissa dans un garage californien. Elle n’est ni une invention ni une intelligence. Pas une invention, car elle doit d’abord être caractérisée comme une résultante, comme un accomplissement capitaliste longtemps désiré, longtemps fantasmé. Au même titre que le cinéma, pour Bazin, existait bien avant sa création technique. Pas une intelligence, mais une reproduction probabilistique de tout ce qui a été fait par l’humain jusqu’alors. Dire «intelligence» est un compliment qui occulte un peu trop vite sa réelle infrastructure.

L’IA est d’abord et avant tout le moyen de passer à la sixième vitesse de la concentration des richesses et du dégraissage du travail humain. Le monde de l’entreprise en rut parle désormais des travailleurs comme d’une «taxe humaine». Mais en y réfléchissant, cela n’est pas si choquant. Ne parlait-on pas de «ressources humaines», n’avait-on pas déjà ouvert la voie depuis longtemps à la réification de l’Homme et de son travail? Cette ressource est désormais une taxe, donc, pour les libéraux, un excédent dont il faut se passer, une intervention injuste de l’Etat qui veut placer des «humains» dans un système économique en voie de s’en passer complètement pour atteindre l’idéal du profit parfait (débarrassé de la charge des salaires).

Pour preuve que ce n’est pas là une fantaisie dystopique de gauche, il n’y a qu’à voir le sort réservé à ceux qui se trouvent en première ligne: les artistes. On ne leur vole pas des heures de travail par une exploitation classique et old school. La figure du producteur qui arnaque son poulain avec un contrat inique est caduque et délicieusement rétro. Le saut est quantique. C’est l’entièreté de leur travail qui est volé. Toute leur vie créative qui est siphonnée, sans consentement, sans rétribution. Il s’agit d’un vol (prendre ce qu’ils possèdent) doublé d’un viol (prendre ce qui leur est le plus intime) sans précédent dont on est rendu complice par fascination: qu’il est amusant et joli de faire un selfie qui ressemble à un dessin de Miyazaki! Waouh, regarde, tu ressembles à Nausicaa! Et qu’importe si ce même Miyazaki affirme que l’IA est «une insulte à la vie elle-même». Un vieux rabat-joie qui s’accroche à son œuvre comme si elle lui appartenait!

Ce larcin est la base indispensable pour mettre en place une politique de Grand Remplacement de l’Homme par la machine. Spotify songe désormais à «créer» sa propre musique artificielle (pour se passer de la taxe humaine) et Netflix rêve de générer ses séries avec Sora [outil d’intelligence artificielle générative], tandis qu’Amazon automatise ses entrepôts pour ne plus avoir à souffrir ces humains qui peuvent en outre se syndicaliser.

Il faut donc rapidement se défaire de l’illusion que l’IA créera autant d’emploi qu’elle en détruira; de l’illusion qu’il n’y a pas d’autre alternative; de l’illusion qu’elle ne remplace pas, mais qu’elle facilite votre travail. Le cas des artistes nous met suffisamment en garde contre ce genre de naïveté. Au mieux, elle vous transformera en prompteur professionnel à qui la liberté de créer est définitivement refusée. Au pire, elle vous déclassera complètement. Les illusions dissipées, on pourra rendre coup sur coup. Démocratiquement, l’astreindre à notre bonheur; démocratiquement, l’astreindre à nous servir. Mais cela suppose bel et bien d’en finir avec le capitalisme.