La Cour maudite est à lire en plusieurs fois, sur la durée, pour prolonger notre propre séjour dans la prison éponyme dépeinte par Ivo Andrić (1892-1975). A partir du personnage de fra Petar, un moine injustement enfermé durant deux mois dans ce pénitencier d’Istanbul, l’auteur tisse un véritable microcosme, avec ses propres règles. Le peuple de cette Cour est composé de criminels, d’innocents, et d’une galerie d’êtres entre les deux, plus ou moins coupables. Tout ce monde est régi par l’énigmatique Karagöz, qui semble être le seul à comprendre réellement le rôle secret que chacun joue au sein de sa prison.
Les histoires de ces habitants s’empilent par couches successives pour former l’Histoire, celle d’une époque et d’un empire: à travers les mensonges de Zaïm Aga ou les commérages du Smyrniote Haïm, l’auteur serbo-croate nous dévoile petit à petit la civilisation ottomane dans sa pluralité culturelle et sociale. Mais c’est le taciturne Kamil Effendi, emprisonné pour avoir effectué des recherches historiques sur le passé de l’Empire, qui marque les esprits et illustre au mieux les dérives de la justice et du système carcéral.
Le séjour littéraire à ses côtés dans cette Cour maudite est un moment hors du temps et les pages défilent aussi inexorablement que les jours d’une sentence. On est pris de pitié pour ces personnages ballottés par les forces sournoises qui traversent la prison, et l’on ne peut s’empêcher de se retrouver en eux. Cette lecture nous laisse un sentiment d’injustice rapidement rejoint par une profonde mélancolie et un léger dégoût de notre propre époque.