C’est un rebondissement de plus dans le scandale des eaux minérales Nestlé. Le sénateur socialiste Alexandre Ouizille, rapporteur de la commission d’enquête sénatoriale sur le sujet, a annoncé le 8 avril que sa commission allait rendre publiques les 74 pages de documents reçus de l’Elysée. Ces ensembles de notes et mails témoignent d’échanges réguliers entre Nestlé et la présidence de la République qui prouveraient que l’Elysée, dès 2022 au moins, «savait que Nestlé trichait depuis plusieurs années», affirme Alexandre Ouizille.
Selon ces documents, une première rencontre aurait eu lieu entre Alexis Kohler, secrétaire général de l’Elysée, et le directeur général de Nestlé, Mark Schneider, le 11 juillet 2022. Lors de cet échange a été mentionné «un usage trop important de filtration pour corriger la qualité des eaux Vittel, Contrex et Hépar», dit le sénateur.
En clair, Alexis Kohler, le plus proche collaborateur d’Emmanuel Macron, avait connaissance de la vente d’eaux contaminées et traitées illégalement par le groupe Nestlé, ce qui n’a pas empêché l’Etat de couvrir ces pratiques ni d’accorder de dérogations à la multinationale pour poursuivre ces pratiques. Convoqué devant la commission d’enquête du Sénat le 8 avril, Alexis Kohler a refusé de s’y présenter au nom du principe de «séparation des pouvoirs». Pour saisir les enjeux de cette affaire, Reporterre fait le point.
1. Nestlé a traité illégalement ses eaux minérales
Pourquoi les eaux minérales sont-elles vendues 100 fois plus cher que l’eau du robinet? Parce qu’elles sont vantées pour la pureté de leurs sources et les vertus de leurs minéraux. En toute logique, la réglementation interdit donc que ces eaux soient filtrées et subissent des traitements qui les rendraient exactement similaires aux réseaux d’eau potable classiques.
Or, le 30 janvier 2024, une enquête du journal Le Monde et de la cellule investigation de Radio France affirmait que 30% des marques du groupe Nestlé avaient recours à des systèmes de purification interdits. «Injection de sulfate de fer et de CO2 industriels, microfiltration inférieure aux seuils autorisés, mais aussi mélanges d’eaux dites ‘minérales’ ou ‘de source’ avec de l’eau… du réseau, celle qui coule au robinet», détaillent les journalistes. Ces faits ne font pas débat puisque Nestlé a reconnu avoir utilisé des traitements interdits, et a échappé au procès en acceptant de payer une amende de 2 millions d’euros. Selon Mediapart, qui avait pu consulter l’enquête préliminaire ouverte par le parquet d’Epinal, la fraude de Nestlé a duré plus de quinze ans. Une fraude «systémique» depuis 2005, qui a concerné plus de 18 milliards de bouteilles d’eau Contrex, Hépar ou Vittel, rapportant plus de 3 milliards d’euros au minimum, pour une eau équivalente à celle du robinet.
2. Nestlé a menti et caché ses pratiques
Depuis début 2024, les révélations du Monde, de Radio France et de Mediapart se sont enchaînées, enfonçant un peu plus à chaque fois la défense de Nestlé. Le 4 avril 2024, par exemple, Le Monde et Franceinfo rendaient publique une expertise de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation (Anses) datant d’octobre 2023. Elle se plaignait de n’avoir eu accès, pour mener à bien sa mission, qu’à des informations «tronquées et parcellaires» sur les pratiques de l’industriel.
Dans sa vaste entreprise de tromperie, Nestlé serait allé jusqu’à dissimuler des filtres dans des armoires électriques, lors du passage des agents des contrôles sanitaires, raconte Franceinfo.
Le 9 avril dernier, Mediapart a publié une note «confidentielle» datant de juin 2022, rédigée par les ingénieurs de Nestlé. Elle est accablante. Elle est adressée aux principaux dirigeants du groupe, dont son vice-président, sa responsable juridique et, à l’échelle française, la présidente du groupe et la directrice de la filiale Nestlé Waters.
Cette note alerte clairement: les procédés mis en place «ne sont pas conformes à la réglementation française», y lit-on. Une microfiltration de l’eau à 0,2 micron est en place pour dépolluer une source de la marque Hépar, mais ce procédé n’est «toujours pas autorisé», s’inquiètent les salariés de Nestlé.
Le 9 avril, le sénateur Laurent Burgoa, président de la commission d’enquête, a dénoncé le «parjure» de Muriel Lienau, directrice générale de Nestlé Waters jusqu’en décembre 2024, qui avait assuré devant la commission que «toutes les eaux sont pures à la source». Interrogé à son tour sur ces mensonges, Laurent Freixe, PDG de Nestlé, a avoué à la commission: «Je n’ai pas d’explication», tout en reconnaissant les fraudes et en assurant que la réglementation était dorénavant respectée.
3. Des pratiques entraînant un risque de santé publique
Selon le rapport de l’Anses publié en 2023, le minéralier fait face à une contamination généralisée des sources. Elle touche aussi bien celles du Grand Est (Hépar, Vittel et Contrex) que celles d’Occitanie, où l’eau de Perrier est mise en bouteille. Des bactéries sont détectées, parfois en «concentration élevée», ainsi que des PFAS, ces polluants chimiques éternels, et des pesticides, en quantité dépassant parfois les seuils réglementaires.
La note interne de Nestlé de juin 2022 pointe quant à elle la présence de matières fécales, détectées plus de sept fois par an dans l’eau qui alimente la moitié des bouteilles Hépar. Selon le même document, entre janvier 2020 et mars 2022, de multiples bactéries ont été régulièrement détectées dans des sources alimentant plusieurs marques du groupe.
Pire, d’après un rapport d’inspection de l’Agence régionale de santé (ARS) d’Occitanie, réalisé en 2024 après un contrôle inopiné de l’usine Perrier de Nestlé dans le Gard, et que s’est procuré Franceinfo, le risque de fraude existerait toujours, malgré le démantèlement théorique des traitements interdits.
Nestlé continuerait d’utiliser des microfiltres «non réglementaires», selon l’ARS. Et surtout, ces filtres ne garantiraient pas la qualité de l’eau distribuée aux consommateurs: des virus contaminant les sources (adénovirus, norovirus, hépatite A) ne pourraient pas être éliminés par ces filtres. Au point que l’ARS recommandait d’arrêter la production de Perrier.
Dès 2022, à plusieurs reprises, l’Anses et l’Inspection générale des affaires sociales alertaient sur le fait que ces filtres non conformes pourraient constituer une «fausse sécurisation» et «exposer les consommateurs à un risque sanitaire en lien avec l’ingestion de virus».
Devant la commission d’enquête, le 9 avril, Laurent Freixe n’a pas répondu en détail sur les pollutions et risques viraux rencontrés dans ses usines, se contentant de répéter que «les objectifs de Nestlé sont de préserver la sécurité sanitaire».
4. L’Elysée et le gouvernement savaient et ont couvert Nestlé
Ce que révèlent ces enquêtes, c’est aussi l’intensité des échanges, depuis des années, entre le pouvoir exécutif et les représentants de Nestlé.
Ces trois dernières années, les alertes se sont enchaînées: en juillet 2022, les ministères de l’Economie et de la Santé ont été tenus informés des fraudes de Nestlé. En septembre 2022, les cabinets d’Elisabeth Borne, alors première ministre, et d’Emmanuel Macron ont reçu une note leur signalant des risques sanitaires et juridiques. En janvier 2023, c’est le directeur général de la santé (DGS), Jérôme Salomon, qui a recommandé, via une note obtenue par Le Monde et Radio France, à la ministre chargée de l’Organisation territoriale et des professions de santé de «suspendre immédiatement» plusieurs sites de Nestlé en France. En vain.
En février 2023, une dérogation pour des microfiltrations a même été accordée à Nestlé par le gouvernement. Or celui-ci aurait connaissance, depuis 2022 via le rapport de l’ARS, du risque virologique potentiel, souligne Franceinfo.
Dans un échange de mails avec la présidence de la République daté du 18 décembre 2024, le conseiller à l’agriculture de l’Elysée Mathias Ginet évoque, à propos de Perrier, une «forte présence de virus qui ne sont pas éliminés par la filtration». Une autre conseillère de l’Elysée écrit le même jour que ces filtres sont «inopérants sur les virus».
Quel était le niveau de connaissance et de décision d’Emmanuel Macron dans cette affaire? En février, celui-ci affirmait qu’il n’y avait eu ni «entente» ni «connivence» avec Nestlé.
Des liens très étroits existent entre la multinationale suisse et Emmanuel Macron: lorsqu’il était banquier d’affaires, ce dernier a gagné un million d’euros en menant une négociation pour Nestlé et s’est vu proposer un poste à la direction française du groupe.
«La question de la connivence entre Emmanuel Macron et Nestlé est légitime à poser, mais elle ne relève ni du pénal ni du déontologique, c’est une question politique, estime Kévin Gernier, chargé de plaidoyer pour l’ONG anticorruption Transparency International France. Le plus incompréhensible pour nous, c’est le refus d’Alexis Kohler de se présenter devant la commission. C’est une question de contrôle politique et non judiciaire, il faut qu’il s’explique devant la représentation nationale.»