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Le masque du racisme II

Chroniques aventines

Cette chronique fait suite à celle parue dans l’édition du 11 avril. Dans le sillage du philosophe Florian Gulli (L’antiracisme trahi, 2022), nous distinguions trois antiracismes: libéral, décolonial et marxiste. Nous allons, ici, nous concentrer sur le troisième courant nommé.

On associe souvent critique marxiste et dénonciation de la manipulation du racisme en vue de diviser les classes populaires. Précarisés, mis en concurrence avec les immigrés, les travailleurs nationaux seraient incités par les élites et leurs trompettes médiatiques à trouver dans le mépris de l’Autre de quoi entretenir l’illusion qu’ils sont des dominés un tant soit peu dominants, à ressentir une forme de compensation psychologique susceptible de contrebalancer leur frustration. C’est la thèse notamment soutenue par le militant afro-américain W. E. B. Du Bois (1868-1863).

Marx, au vrai, diffère. S’il observe lui aussi que le racisme peut être instrumentalisé par la classe dominante, il n’est – selon lui – pas fabriqué par elle. Pour le penseur allemand, l’appareillage idéologique raciste plaque des interprétations erronées sur des situations conflictuelles possiblement objectives. Pour Marx et Engels, «ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience» (L’Idéologie allemande, 1845). Suivant cette perspective matérialiste, lutter contre le racisme impose, donc, de saisir les réalités qu’il masque et de s’attaquer à ces situations réelles – sources de conflits. On ne saurait – autrement dit – se contenter de déconstruire des représentations bancales.

Mieux que les analyses libérale ou décoloniale, l’explication du racisme comme effet de la concurrence et de la rareté permet de comprendre pourquoi certaines époques historiques voient exploser le racisme et d’autres non. L’hypothèse marxisante ramène, en outre, les élites à plus de modestie – elles qui sont souvent enclines à regarder de haut les classes populaires, blâmant leurs préjugés, leurs ressentiments, sans s’apercevoir que les privilégiés sont le plus souvent prémunis des tensions que vit le reste du corps social.

S’appuyant sur l’intellectuel marxiste caribéen C. L. R. James (1901-1989), dénonçant le «réductionnisme racial» – c’est-à-dire la tendance à rapporter tout problème vécu par une personne racialisée à sa catégorisation raciale –, Florian Gulli nous incite à considérer la «dimension de classe du racisme». Si le racisme et le sexisme sont certes des dominations spécifiques et, partant, non réductibles à la classe sociale, ils sont souvent surdéterminés par la situation des individus et des groupes dans les rapports de production. Ainsi, on insiste volontiers sur les violences policières dont les Afro-Américains sont victimes aux Etats-Unis, mais sait-on que 95% des tués ont surtout en commun d’être membres des classes populaires?

L’antiracisme socialiste ne vaut pas que pour sa vertu explicative; il permet d’échapper aussi à une impasse stratégique – celle réservant la résistance au sexisme aux seules femmes, la résistance au racisme aux seules personnes racialisées. Commentant Marx et Angela Davis, Gulli note que «le fait majoritaire est la condition de la libération». Combinée avec d’autres dimensions, la prise en compte de la classe peut favoriser la constitution d’un authentique bloc populaire. Rappelons que, pour Marx, la lutte des classes n’est pas un «économicisme»; elle ne vise pas qu’une «simple» amélioration des conditions matérielles mais bien l’émancipation universelle.

Universel. Le mot est lâché. Historiquement condamné par la réaction en tant qu’il proclamait l’égalité de tous les êtres, il l’est aujourd’hui par une partie de la gauche – celle-ci dénonçant à raison l’ethnocentrisme qui en caractérisa nombre des usages. Mais s’il convient effectivement de révoquer la prétention d’un particularisme culturel à vouloir uniformiser le monde, convient-il pour autant de jeter le bébé avec l’eau du bain? d’abandonner l’universalisme car d’aucuns l’ont dévoyé? Non, en premier lieu parce que maintes luttes d’émancipation extraoccidentales se firent au nom d’idéaux universels: ainsi celles des Toussaint Louverture, Ho Chi Minh ou Nelson Mandela. En second lieu, parce que l’essentialisme culturel ne saurait agréger les solidarités, étayer l’internationalisme seul susceptible, pourtant, de nous libérer d’un capitalisme qui ceint désormais les communautés humaines même les plus reculées, abîme la moindre parcelle de la planète et ordonne la compétition dont, précisément, se repaît le racisme.

Mathieu Menghini est historien et théoricien de l’action culturelle
(mathieu.menghini@sunrise.ch).

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