Aux Gazaouis
Le génocide est le mal absolu. En ce sens qu’il vise l’éradication d’un peuple. Quelques voix à peine audibles le dénoncent. Quant aux autres, ils se laissent submerger par le tumulte ambiant qui répand sa chanson soporifique. Au début, on minimise l’ampleur de la destruction en cours. C’est que le terme «génocide» suscite instinctivement une levée de boucliers. On ferme les yeux pour ne pas voir. On se bouche les oreilles pour ne pas entendre. Un autre Majdanek n’est plus possible. Un autre Terezin non plus(1). Tout ça c’est du passé. Les corps chétifs débarrassés de la chaleur qui caractérise le visage humain. C’est du passé. Les rêves découpés dans les rues de Kigali et les pentes de Bisesero(2). C’est encore du passé. Le silence des bonnes consciences les rendent complices de la destruction planifiée. Puisqu’on réfute, on ne peut dénoncer.
Pourtant, le seul acte salutaire est de tracer la ligne de démarcation. Comment peut-on empêcher celui qui ferme les yeux de voir? Comment peut-on empêcher celui qui se bouche les oreilles d’entendre? On crie. On alerte. Les plus généreux y voient la marque de la folie. Les autres exigent les preuves que l’évènement est bel et bien en train de se dérouler. Alors on sort la liste des massacres, les dates, les lieux, le nombre de victimes, les circonstances détaillées de leur mort. On sort des photos, des vidéos, des témoignages de survivants. On projette sous leurs yeux le faisceau de douleurs aux couleurs de la tragédie qu’ils refusent de qualifier de génocide. Le mot, estiment-ils, a été lancé dès les premières violences. Sans le recul nécessaire pour juger en toute objectivité. Pourtant, tout accès de violence est précédé par des années de rhétorique déshumanisante. Au cours desquelles on assiste à la fabrication de l’ennemi débarrassé de ses traits humains. Une fois animalisé, on en appelle à sa destruction pure et simple.
L’élimination d’une parcelle de l’humanité est toujours une décision du pouvoir. Il faut avoir des moyens colossaux pour mettre en œuvre ce dessein macabre. D’abord il faut des armes, mais aussi un arsenal discursif dont des médias en charge de la propagande, cette basse besogne qui consiste à imposer à force de répétition une lecture orientée de l’événement. Les obstacles qui se dressent devant les quelques voix dénonciatrices sont ceux érigés par le pouvoir. C’est que le crime déteste le bruit, comme il déteste la lumière. Il préfère l’obscurité qui voile le visage du malfrat. Seul l’effondrement de ce pouvoir pourrait mettre fin à la propagande et révéler l’événement pour ce qu’il est, comme le vérifie la chute du pouvoir hutu au Rwanda ou des nazis en Allemagne.
Soudain, le bourreau retrouve ses facultés. Ses yeux de nouveau voient. Ses oreilles de nouveau entendent. Les preuves jadis récusées sont vues pour ce qu’elles sont. Pour ne pas éprouver sa lâcheté, on vitupère: «Plus jamais ça!» Des victimes expiatoires sont vite désignées pour laver la conscience. Ainsi fonctionnent les hommes: leur première loi est celle de la conservation. Même les nobles indignations suivent la courbe basse des intérêts. Quand ça nous sert, on se tait. Quand ça nous est profitable, on dénonce. Dans le fond, il n’y a rien de récusable dans le fait que chacun veuille préserver sa carcasse. En revanche, c’est le zèle des lâches, après l’effondrement du pouvoir, qui est condamnable. Puisque celui-ci se fait sur le dos des rares voix qui avaient hurlé au moment où la plupart ne voulait rien entendre, rien voir. L’opinion est certes la résultante d’un rapport de force à l’œuvre dans la société. Mais la peur ne saurait être notre horizon devant la déflagration que constitue le génocide.