Apparu dans le débat public il y a plus d’une décennie, le terme péjoratif d’«islamo-gauchisme» s’est répandu comme une trainée de poudre. Né de la plume d’un propagandiste sioniste assumé, Pierre-André Taguieff, et repris aussitôt par ses pairs, BHL en tête, l’anathème a servi à délégitimer toute parole ou action solidaire des musulman·es victimes d’islamophobie et bien évidemment tout soutien au peuple palestinien. Le mot est utilisé ad nauseam sur les réseaux sociaux, dans les médias de la fachosphère comme dans les médias mainstream (la distinction étant parfois ténue) par les conservateurs de tout poil ou par la pseudo-gauche républicaine à la sauce Valls. Ce néologisme rappelle à s’y méprendre celui de «judéo-bolchévisme» utilisé par les forces fascisantes d’il y a un siècle, mais cela ne l’empêche pas de figurer parmi les plus rabâchés dans les éditoriaux francophones. Son efficacité est indéniable; toute personne à qui est accolé le terme d’«islamo-gauchiste» devient radioactive et inaudible.
Alors que s’amplifiait l’impact des mouvements décoloniaux et anti-discrimination ces dernières décennies, surgit un autre terme destiné à délégitimer les forces progressistes et à les regrouper toutes dans un même sac dépréciatif: le «wokisme». Ce «wokisme» incarnerait une idéologie néfaste et intolérante visant à détruire les traditions séculaires communes à une majorité de personnes (blanches). Là aussi, les mêmes secteurs de la société brandissent l’anathème et sonnent le tocsin. Plus gênant, toute une frange de la gauche communisante a fait sienne l’idée que le «wokisme» viserait à diviser le corps social, car il mettrait en avant les questions de genre et de race au détriment de la sacro-sainte lutte des classes (comme si cela était antinomique).
Sur la chaîne de télévision genevoise Léman Bleu, une émission hebdomadaire, marquée très à droite, rabâche les mêmes obsessions de manière constante, en puisant dans un vivier illimité d’intervenants désireux de prévenir le bon peuple des dangers de la «nouvelle Inquisition». L’anti-«wokisme» est devenu une manne extrêmement lucrative pour tout second couteau désireux de se faire une place au soleil; on ne compte plus les livres, coups de gueule, avancements de carrière dans le sillage de cette croisade aux accents libérateurs.
Le terme ne signifie pourtant strictement rien de concret. Il n’y a pas de parti «wokiste», ni d’internationale «wokiste», ni de théorie «wokiste» constituée. Dans ce chaudron bien pratique, les conservateurs de droite comme de gauche jettent simplement toute parole progressiste qui égratignerait les platebandes de la suprématie cisgenre hétéronormée blanche et bourgeoise. Il s’agit ni plus ni moins que de la plus grande arnaque intellectuelle du XXIe siècle.
Il est étonnant que l’opération ait fonctionné si bien. D’une partie de la gauche à l’extrême droite, le concept s’est propagé sans limite, dans un cas pour désigner un ennemi imaginaire coupable de faire le jeu du capitalisme en sapant les mouvements sociaux, dans l’autre pour définir l’incarnation-même de la décadence en Occident, la cinquième colonne visant à détruire les fondements de notre civilisation.
En toute logique, le soufflé aurait dû retomber, implosant par sa propre vacuité; c’était compter sans l’incroyable backlash réactionnaire en cours et le dynamisme de ceux qui l’incarnent; ainsi la lutte contre le «wokisme» est devenu le fer de lance de toute l’internationale réactionnaire, de Trump à Poutine en passant par Netanyahou, Zemmour, Orban et consorts. Aujourd’hui la flemme intellectuelle des pseudo-gauchistes ou démocrates bon teint qui sautaient tête baissée dans le piège apparaît au grand jour; se sentent-ils un peu idiots (utiles) aux entournures? On ose l’espérer.
Mais ne reculant devant rien, nombre d’éditorialistes et de théoriciens de salle de bain tentent une nouvelle pirouette: la montée des franges ultra-réactionnaires en Occident comme ailleurs? C’est la réaction populaire face aux exagérations des «wokistes»! Les écologistes qui perdent du terrain? C’est à cause de leur positionnement «wokiste». Etc.
La baudruche sert toujours et permet de ne pas examiner les racines profondes des dérives idéologiques actuelles.
Ce début de XXIe siècle nous a réservé une plus énorme surprise encore que l’invention de concepts bidon: le détournement de la signification propre de certains mots, pour les vider complétement de leur sens. Ainsi dans une curieuse inversion, ceux qui censurent à tout-va les revendications des personnes racisées (et plus largement toute expression démocratique) se présentent comme de fervents défenseurs de la «liberté d’expression». C’est désormais le nouveau leitmotiv de l’extrême droite, mais pas uniquement elle; le droit de conspuer des personnes racisées ou discriminées est aussi revendiqué par des franges dites libérales de la société.
Autre exemple inquiétant, l’«antisionisme», qui définit un positionnement idéologique d’opposition à la politique d’apartheid et de génocide de l’Etat israélien, s’apprête à passer dans le langage courant comme synonyme d’«antisémitisme», suite à l’acharnement sans faille de propagandistes divers et variés. Là encore, le subterfuge est si gros qu’on s’étonne qu’il fonctionne. Et pourtant il fait des ravages, capable de disqualifier des forces progressistes antiracistes aguerries et de tétaniser les plus pusillanimes.
La bataille pour le vocabulaire est aussi une bataille existentielle.