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Le crépuscule des idéologies

Transitions

Dans le monde politique, on se méfie des idéologies, considérées comme trop dogmatiques et préjudiciables à la marche des affaires. On préfère le pragmatisme aux doctrines, lequel permet de naviguer au gré des circonstances et des humeurs du terrain social. On n’arrête pourtant pas d’en parler, des idéologies, pour désigner à peu près n’importe quoi.

L’«idéologie transactionnelle» de Donald Trump, par exemple, n’est pourtant rien d’autre qu’un comportement opportuniste et prédateur. Dans la cacophonie d’un monde erratique bousculé par la montée des extrêmes droites, on se jette à la tête, sans bien savoir de ce qu’elles impliquent, des dénominations aléatoires telles que fascistes, nazis, terroristes, communistes, totalitaristes, anarchistes, antisystèmes, complotistes, islamogauchistes, wokistes, libertariens et j’en passe… Proférées avec réprobation, ces étiquettes ne correspondent en rien à l’idée que je me fais d’une idéologie, à savoir un ensemble de convictions ou de concepts constituant une vision du monde, un projet global, articulé autour de valeurs telles que l’humanisme, la solidarité, la justice, la protection de la vie et de la planète. Dans ce contexte, une chose est claire: le capitalisme, (néocapitalisme ou recherche brutale de profit) n’est pas une idéologie et avance sans boussole.

Depuis l’élection de Donald Trump, les Etats-Unis se livrent à une opération de liquidation de tout ce qui pourrait s’apparenter à une idéologie: les droits humains, le respect engagements pris, des lois votées, des projets en cours, et même de l’avenir du monde… Aller «nettoyer Gaza» est une formulation qui illustre parfaitement une obsession compulsive de s’approprier le monde. L’utopie de la lutte finale et du grand soir sombre dans une dystopie calamiteuse.

Pendant ce temps, nos gouvernements s’agitent, cherchant la meilleure stratégie pour rester dans les bons papiers de leur vendeur d’armes préféré, en psalmodiant: «prospérité, sécurité, ne nous abandonnez pas»! Bien entendu, tout le monde se réjouit que Trump s’efforce de ramener la paix en Ukraine, mais qui peut croire qu’il vise réellement à assurer «prospérité et sécurité» aux Ukrainiens? Ce qui l’émoustille, en réalité, c’est le contrat que le président Zelenski lui propose pour l’exploitation des richesses du sous-sol de son pays en terres rares et autres minerais indispensables à la fabrication de nos smartphones…

Comment s’en sortir? Des experts optimistes estiment que le salut ne peut venir que du peuple. Je veux bien, mais je ne vois plus très bien où le rencontrer, le peuple. On me suggère de passer par les réseaux sociaux, mais je n’y trouve pas la promesse d’une idéologie démocratique solide. Des opinions clairvoyantes? Parfois, je veux bien. Mais quand ça tourne aux fantasmes complotistes, aux insultes et aux discours de haine, je préfère bâcher. Au moins nos engueulades homériques, lors des assemblées de partis, avaient pour cadre des arrière-salles de bistrot, et elles étaient arrosées de quelques verres de vin pour stimuler la réflexion ou pour apaiser les esprits. S’il faut se bagarrer, je préfère que ce soit avec des humains qu’avec mon ordinateur: le militantisme du like et du clic, pour l’idéologie, c’est plutôt raté. De plus, Trump et son équipe ont levé les interdits, les internautes se lâchent et les réseaux se muent en caisse de résonance de l’extrême droite radicalisée. J’ai le sentiment qu’il y a à ma porte un vaste territoire inconnu dont je n’ai pas la clé.

Par chance, on dispose d’une foule d’infatigables associations et des ONG qui se décarcassent pour sauver l’humanité. Elles aussi squattent de préférence nos boîtes mails pour nous interpeller, familièrement, par nos prénoms, avec des récits pleins d’émotions sur les désastres du monde, entrecoupés par ces mots bien visibles, en couleur et en gras: «Je signe»; «Je fais un don». Pour nous encourager, le message insiste: «Chaque signature, chaque don nous rapproche d’un monde plus juste» et peut avoir sauvé une vie. Alors je paie, je ferme la boîte mails, et je me retrouve seule, à ma table de travail, devant mon écran noir. Réconfortée d’avoir peut-être sauvé une vie? Pas vraiment! Si dérisoire, si distraitement expédiée, mon obole, paradoxalement, accentue encore mon sentiment d’impuissance…

Reste que de bonnes actions, il y en a plein. Je ne veux pas dénigrer. En ce début d’année, les rapports annuels des ONG arrivent dans nos boîtes aux lettres: quel courage, quel acharnement à vaincre l’adversité! Oui, l’aide humanitaire s’inscrit dans une idéologie de justice et de solidarité. Mais c’est aussi contre celle-ci que Donald Trump poursuit son œuvre de liquidation. Restent les militants des collectifs de défense des droits humains, environnementaux, démocratiques. Eux, ils occupent les rues, les universités, le hall des banques, voire les travées des parlements, en pratiquant parfois la désobéissance civile. Je n’y suis plus mais c’est à eux que je m’en remets car ils ne lâcheront rien.

Anne-Catherine Menétrey-Savary, ancienne conseillère nationale. Récente publication:
En passant… chroniques & carnets, Editions d’en bas/Editions Le Courrier, 2024.

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