Un terrain merveilleux pour expérimenter la démocratie économique.» Difficile de croire que cette formule optimiste ait pu désigner le géant orange, tant son fonctionnement semble aujourd’hui éloigné de l’idéal démocratique des coopératives. C’est pourtant ainsi que la conseillère nationale Yvette Jaggi voit la Migros en mars 1980. Interrogée par le journaliste Jean Steinauer pour l’hebdomadaire Tout va bien, la socialiste vaudoise s’exprime en tant que représentante du mouvement M-Renouveau. Celui-ci vient de se constituer formellement en association et démarre l’édition d’un bulletin mensuel. Son but?
Démocratiser la Migros en profitant du cadre légal des coopératives qui donne un pouvoir important sur la direction de l’entreprise aux coopératrices et coopérateurs. Pour M-Renouveau, les orientations prises par le groupe Migros sont en contradiction avec les principes sociaux du fondateur Gottlieb Duttweiler, mais également avec une alimentation saine et un commerce équitable. C’est en ce sens que M-Renouveau entend infléchir la direction du groupe coopératif.
La fin des années 1970 marque en effet l’apogée de la modernisation imposée au groupe par Pierre Arnold, alors président-directeur général de la Fédération des coopératives Migros (FCM). Arnold, ingénieur agronome et fonctionnaire dans diverses organisations professionnelles agricoles, devient directeur de la FCM en 1958. Il développe rapidement des projets de modernisation du groupe, en particulier autour de l’approvisionnement. Pour cet agronome vaudois, Migros a un rôle central à jouer dans la modernisation de l’agriculture, qui seule peut garantir un accès à bas prix au standard moderne de l’alimentation, c’est-à-dire à l’augmentation de la consommation de viande. Avec cet objectif, il développe une filière d’élevage intégré de volaille (Optigal) dans lequel Migros dicte aux éleveuses et éleveurs les conditions de production et de vente. Arnold tente également d’organiser la production de porc sur le même modèle1>Lire nos Carnets paysans, «Rationaliser les porcs» (série en 4 volets parus d’octobre à décembre 2021): https://tinyurl.com/3jrnhku2 et établit solidement les activités de transformation agro-alimentaire de la coopérative.
Cette orientation productiviste incarnée par l’agronome vaudois est contestée de l’intérieur. Un premier éclat intervient en 1978 avec le licenciement du rédacteur en chef de Die Tat, le quotidien fondé en 1935 par Gottlieb Duttweiler, à la suite d’un conflit permanent avec la direction de la Fédération des coopératives Migros. Le licenciement entraîne plusieurs jours de grève et, finalement, le renvoi de l’ensemble de la rédaction et la liquidation du titre. Simultanément, le directeur de l’Institut Gottlieb Duttweiler et ancien collaborateur personnel du fondateur du groupe, Hans A. Pestalozzi, émet des critiques sur la direction de la FCM. Il est renvoyé de son poste fin 1979 et fonde alors M-Renouveau (M-Frühling en allemand).
Le premier objectif que se donne le mouvement est d’obtenir des sièges au conseil d’administration de la FCM. L’année 1980 est donc consacrée à une campagne électorale. Hans A. Pestalozzi publie un manifeste intitulé «M-Frühling: vom Migrosaurier zum menschlichen Mass» (M-Renouveau: passer du Migrosaure à une taille humaine). Yvette Jaggi affronte Pierre Arnold lors d’un débat contradictoire à la télévision le 13 avril. Les candidat·es de M-Renouveau obtiennent 19,9% des suffrages, mais, le scrutin étant majoritaire et non proportionnel, ils et elles ne disposent d’aucun siège. A la suite de cet épisode, la direction de la FCM durcit les conditions pour présenter des candidatures au conseil d’administration. M-Renouveau poursuit l’édition d’un bulletin jusqu’en 1994, mais la démocratisation du groupe ne se réalisera jamais.
La tentative M-Renouveau illustre un phénomène qui dépasse les frontières de la Suisse. Les années 1980 marquent en effet, partout en Europe, la liquidation du fonctionnement démocratique des coopératives2>Lire nos Carnets du 23 avril 2020, lecourrier.ch/2020/04/23/comme-la-corde-soutient-le-pendu/. Si les règles formelles demeurent, elles sont vidées de leur sens par une centralisation des décisions et un rôle accru du management au détriment du pouvoir des membres. Ce phénomène généralisé ouvre la voie à la constitution de holdings coopératifs, comme Fenaco en Suisse ou Vivescia en France. Les coopératives cherchent alors les conditions de leur survie dans la concurrence avec les groupes qui génèrent du profit, plutôt que dans le renouveau des principes de la démocratie économique, hérités du mouvement ouvrier.
Notes