Après la chute du nazisme en 1945, la démocratie affronte aujourd’hui un populisme nostalgique des pires moments du XXe siècle. Ce temps violent est celui des «fascismes en civil», à lire Antonio Scurati (Le Monde, 10.09.2024), biographe romanesque de Mussolini. Le fascisme en civil est un projet nationaliste et xénophobe, hostile aux intellectuels et aux artistes, dénué des ténébrismes mussoliniens et nazis. Il vise à réhabiliter le legs totalitaire contre le libéralisme politique. Selon Michael Walzer, philosophe de la «décence politique», cet illibéralisme mine notre Etat de droit (La Repubblica, 30.12.2024).
Hanté par le struggle for life pour l’hégémonie mondiale, l’autocratisme actuel entérine la technocratie comme fin en soi. La technologie (téléphonie, internet, IA, identification faciale, etc.) profitera au nanti ou au surhomme plutôt qu’à la collectivité. Elle vise ainsi la prédation géopolitique, le contrôle social et le profit d’élites fortunées qui se disent anti-élitaires.
Né Afrikaner en 1971 à Pretoria, ayant grandi sous l’apartheid, adepte de l’extrême-droite allemande (Alternative für Deutschland) et anglaise (Reform UK) contre la social-démocratie, augurant la guerre ethnique dans l’Europe de la diversité, le milliardaire Elon Musk soude l’autoritarisme et la technocratie («Tech-Right», selon lui). Adhérant au mythe totalitaire de la science pour le surhomme, avatar du docteur Strangerlove que joue Peter Sellers dans le film apocalyptique de Stanley Kubrick (Dr. Strangelove or: How I Learned to Stop Worrying and Love the Bomb, 1964), Musk prône le techno-pouvoir suprémaciste pour la droite extrême contre l’Etat de droit. En émerge un monde dystopique: au despote Poutine, les missiles et les tanks du néo-impérialisme russe. A son homologue Trump, l’hubris du «prédateur» qui redessine l’ordre mondial en briguant le Canada, Panama et le Groenland. Au nabab Musk, les satellites pour asservir les masses via les réseaux sociaux de la désinformation et du prêt-à-porter cognitif, avant les fusées vers Mars! A nous autres, inquiets face à la folie graduelle des bellicistes, un monde futur toujours plus incertain pour nos enfants!
Salut muskien. Dès l’intronisation du président Trump qui l’a chargé de détruire l’Etat fédéral, Musk figure l’ère techno-droitiste. Flattant les masses dans la société du spectacle, il salue la foule en liesse réunie fin janvier au Capital One Arena, comme un tribun autoritaire des années 1930. Deux fois, il tape sa poitrine gauche (cœur) de la main droite (virilité), puis tend en avant le bras, paume ouverte (venez à moi!). Si ce salut n’est pas tout à fait celui du Duce des fascistes ou du Führer des nazis, il y ressemble au moment du sacre du président qui menace les «ennemis» de l’intérieur. La parenté gestuelle et l’équivoque symbolique du salut «muskien» rallieront les adeptes du «fascisme en civil». Virile et cordiale, la main tendue conforte les néonazis et les chefs d’Etat illibéraux qui courtisent le milliardaire avec son Eldorado techno-fasciste. Copie ou non du geste mussolinien ou du «Sieg Heil» nazi, le salut muskien réactive la mémoire fasciste contre la démocratie. A la fin du film de Kubrick, l’hémiplégique Strangerlove s’exclame en quittant sa chaise roulante, le bras tendu: «Mein Führer… je marche»! La nuisance du geste muskien équivaut à la grâce présidentielle des factieux du Capitole (2021), laquelle viole l’Etat de droit.
Face au péril de la «Tech-Right» que portent Musk et ses affidés illibéraux, le problème reste celui que pose Umberto Eco dans Reconnaître le fascisme. Si, malgré leur ardeur réactionnaire, «les fascistes et les nazis adoraient la technologie», un des traits «typiques des fascismes historiques [reste] l’appel aux classes moyennes frustrées, défavorisées par une crise économique ou une humiliation politique, épouvantées par la pression de groupes sociaux inférieurs» (Grasset, 2021, p. 37, 39-40). Sans les uniformes et les liturgies crépusculaires, liant les peurs sociales à la «submersion migratoire», aux minorités genrées ou ethniques, connecté aux réseaux de la manipulation mentale, prônant la modernité technocratique, un fascisme inédit n’est-il pas en train de germer? Les historiens clarifieront ce point complexe du mal contemporain. Or, selon Michael Walzer, la politique «techno-droitiste» de l’extravagant couple machiste Trump-Musk génère l’autocratie illimitée. Le fascisme en civil menace-t-il la démocratie?