Skip to content

Le Courrier L'essentiel, autrement

Je m'abonne

Le sort commun

Chroniques aventines

Sortant d’un cinéma, l’autre soir, je me fis une fois encore la réflexion: quel que soit le cœur de l’intrigue (amour, travail, mort ou tout cela conjugué), le plus souvent elle se trame dans des appartements plutôt vastes, jouissant d’une belle hauteur sous plafond, sillonnés de lambris, juchés sur des planchers boisés et ponctués aux parois de quelques décorations choisies.

Au théâtre, il en va assez régulièrement de même: non pas tant pour ce qui touche à la scénographie (elle est ordinairement plus sobre ou stylisée), mais y sont assez régulièrement représentés les heurs et malheurs de protagonistes d’un rang social moyen ou supérieur. On nous opposera que ce sentiment n’a aucun fondement statistique, qu’une certaine vogue a même remis le «peuple» à l’ordre du jour. C’est vrai, mais observons qu’il est alors généralement figuré en victime, qu’il est parlé plus qu’il ne parle. Bien entendu, il est des exceptions notables: le cinéma de Robert Guédiguian, celui de Gilles Perret ou de Ken Loach et d’autres encore. Toujours dubitatifs, nos lecteurs rétorqueront que certaines thématiques sont universelles. En est-on si assuré? Le vécu d’événements comme la maladie, le deuil ou l’irruption d’une passion ne diffère-t-il pas quelque peu selon que l’on peut jouir des meilleurs soins ou pas, du meilleur accompagnement ou non, selon qu’un embarras économique innerve la situation ou que l’aisance la caractérise?

L’économie actuelle du théâtre n’est pas aux troupes abondantes, aux fresques réservant leur part aux classes populaires. Comment dès lors s’étonner que certaines institutions paraissent si exclusives, coupées de certains segments de la population? La tentation est grande alors de donner dans l’affichage, d’asseoir dans les éditos saisonniers, sur les supports de communication ce peuple qui n’est plus dans les gradins. Semblable tokénisme ne saurait être jugé satisfaisant.

Quelle action culturelle convient-il donc de défendre? Cristallisant maintes aspirations émancipatrices, la Commune de Paris a produit – au printemps 1871 – un programme culturel aujourd’hui encore inspirant. Instaurant l’éducation publique, gratuite, obligatoire et laïque, plaidant pour une instruction polytechnique transgressant la division entre l’intellectuel et le manuel, l’individuel et le social, ambitionnant le «développement intégral de toutes les facultés physiques et intellectuelles, elle a cherché en outre à affranchir l’art de la tutelle de l’Etat en favorisant l’association des milieux concernés. Elle tenait, en sus, à mettre l’héritage patrimonial à la disposition de toutes et tous, refuser de cantonner le Beau aux seuls palais, transcender la séparation entre art et industrie, rompre avec les dichotomies entre le pratique et le poétique, l’utile et le beau et esthétiser la quotidienneté. La Commune souhaitait également supprimer la division entre celles et ceux qui peuvent jouer et jouir des mots, des sons et des images et celles et ceux qui ne le peuvent. Last but not least, les révolutionnaires parisiens entendaient promouvoir un art exprimant le sort commun.

Comment traduire ces dernières exigences à notre époque? Evoquons non pas le théâtre ou le septième art mais, cette fois-ci, le cas d’un musée, d’un musée d’histoire, par exemple, et envisageons brièvement la manière dont la confection de ses expositions comme celle de ses médiations pourrait traduire ces vues. On tiendra que l’une des missions d’un musée historique consiste à renseigner critiquement la collectivité sur l’identité de la communauté, ses soubassements et évolutions. Un tel musée s’interrogera donc sur ce qui doit faire trace. Il fut un temps où l’Histoire cultivait la seule geste des Princes, se voulait essentiellement politique, militaire ou diplomatique. Or, une institution démocratique gagne à considérer les existences ordinaires, à envisager ses curations sur un mode éco-muséal, à doubler la rigueur de l’expertise de l’imaginaire, de la sensibilité et des savoirs de la communauté à laquelle elle s’adresse. Autrement dit: à doubler le sens érudit de significations populaires saisies sur un mode quantitatif mais aussi qualitatif – pour ainsi dire ethnographique.

Du côté de la réception, pourquoi ne pas repenser le support éculé que constituent les audioguides? Certains s’offusquent de ces béquilles offertes à la contemplation des visiteur·euses; Bourdieu, lui, soutenait que les audioguides avaient l’insigne mérite de signaler que les non-sachants étaient les bienvenus. Passons. Imaginons que le public se voie proposé non seulement des audioguides enregistrés par des spécialistes mais également par des «gens du commun», permettant de vivre la visite à travers le regard de telle céramiste, la lunette de tel policier à la retraite, de telle jeune employée de commerce, de tel exilé récent, etc. Le musée et la société qu’il figure ne deviendraient-ils pas plus transparents à eux-mêmes? Une telle pratique n’enrichirait-elle pas alors le dialogue interculturel? Ne contribuerait-elle pas à l’entretien d’un imaginaire partagé sinon commun?

Nous vivons un même monde mais l’éprouvons et l’apprécions bien différemment. En prendre dûment conscience, valoriser la raison, le sentiment et le sort communs importe à qui chérit la res publica.

Mathieu Menghini est historien et théoricien de l’action culturelle
(mathieu.menghini@sunrise.ch).

Chronique liée