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Gagner du terrain

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Les belles idées ne garantissent pas à elle seules les avancées humaines. Prenons la justice de genre, la volonté de corriger les inégalités entre les sexes en garantissant l’égalité des droits et des opportunités… Eh bien elle ne s’impose pas de manière linéaire, mais subit des revers, suivis de réactions et de mouvements de réappropriation. Un délinquant sexuel accusé par des dizaines de femmes et condamné par la justice est de retour à la présidence des Etats-Unis. Pourtant, rien ne dit que les femmes cesseront pour autant de faire avancer leurs droits.

Certes, elles ont subi des reculs significatifs pendant le premier mandat Trump. La nomination de trois juges conservateurs à la Cour suprême a abouti en 2023 à la révocation de l’arrêt Roe vs. Wade, mettant fin au droit constitutionnel à l’avortement. S’ajoutent à cela la réduction des financements des cliniques pratiquant l’avortement, la suppression de l’Office pour la violence à l’égard des femmes et l’érosion des régulations garantissant l’égalité salariale.

Mais le backlash législatif a renforcé la mobilisation, obligeant les féministes à redéfinir leur espace de lutte et à s’organiser différemment. Cependant, les femmes ne se sont pas contentées de «(re)gagner du terrain». D’ailleurs, suivant comment on l’interprète, cette notion a des relents compétitifs et guerriers. Elle suggère une lutte mécanique où une partie avance, tandis que l’autre recule. Dans un contexte politique polarisé comme celui qu’alimente la personnalité du président étasunien, une telle stratégie aura pour effet de multiplier les réactions stériles et de calquer leur agenda sur celui de l’adversaire. C’est au contraire en ouvrant de nouveaux champs d’action sans entrer dans un rapport de force – comme ont su le faire les femmes après la première élection de l’actuel locataire de la Maison-Blanche – qu’on parvient à des avancées.

En janvier 2017, la Women’s March, la plus grande marche féministe de l’histoire des Etats-Unis, répondait à l’entrée en fonction de Trump. L’affaire Weinstein (2017-2018) et le mouvement #MeToo – planétaires – ont représenté un tournant dans la visibilisation et la lutte contre les violences sexuelles et sexistes. Dans le sillage, Alexandria Ocasio-Cortez, Ilhan Omar, Rashida Tlaib, Ayanna Pressley, un nombre record de femmes se faisaient élire au Congrès en 2018. Tandis que des milliers d’autres multipliaient les actions pour protéger le droit à l’avortement dans plusieurs Etats. Les mouvements féministes se sont aussi réinventés, notamment en se solidarisant avec les mouvements antiracistes et queers.

Dans le monde professionnel ou la vie personnelle, la volonté de «gagner du terrain» peut aussi nourrir des comportements vains. Elle implique souvent un besoin de conquête, qui peut être asphyxiant et nous détourner de ce qui nous nourrit réellement. Plutôt que de vouloir s’imposer, mieux vaudrait alors se concentrer sur son propre espace d’action. Autrement dit, cultiver ce qui fait sens pour soi sans se mesurer aux autres, et définir son propre rythme tout en privilégiant des logiques de coopération. Un cap qu’il n’est pas toujours aisé de garder, tant le monde, les entreprises ou les organisations dans lesquels nous évoluons semblent nous imposer des logiques compétitives.

Pourtant, plutôt que chercher à être celui ou celle qui a raison ou prend le dessus, nous pourrions, chacun·e à notre niveau, expérimenter d’autres attitudes. Ecouter sans chercher à répondre ou à contrer. Exprimer sa vision des choses, sans vouloir imposer son point de vue. Laisser de la place aux autres, reconnaître leur contribution, sans craindre de «perdre du terrain». Tout ceci demande du courage et souvent d’aller à la rencontre de nos peurs.

Lorsque nous entrons dans des luttes de pouvoir, consciemment ou non, nous activons des mécanismes de défense pour nous protéger. Beaucoup de dynamiques de pouvoir naissent d’une peur fondamentale de perdre le contrôle, sa place, sa légitimité. Ou du rejet et de l’insécurité. Mais une estime de soi qui dépend de notre domination sur les autres est non seulement toxique, mais aussi fragile. Maintenir des rapports de force représente une fuite en avant stérile: il faut constamment veiller à maintenir son influence et son statut. En recherchant notre valeur en nous-mêmes, sans avoir besoin de prouver quoi que ce soit, nous gagnons en sérénité.

Avec à la clef une plus grande liberté et des relations plus saines.

Nadia Boehlen est porte-parole d’Amnesty International Suisse et autrice. Elle s’exprime ici à titre personnel, à partir d’un thème proposé par la rédaction.

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