La Suisse a commandé en 2021 36 avions de chasse F-35 pour un prix de 6 milliards de francs. Sur ces 6 milliards, 700 millions ont déjà été versés au fournisseur étasunien, 300 autres millions sont prévus d’ici fin 2025, alors que la production devrait commencer en 2026 et la livraison s’achever avant 2030. Depuis la commande, des surcoûts sont apparus et le délai de livraison s’est allongé, ce qui a fait tiquer la commission de politique de sécurité du Conseil des Etats en 2024 déjà. Cette dégradation des conditions du marché passé motivaient-elles une rupture du contrat? En d’autres termes, fallait-il arrêter les frais pendant qu’ils étaient encore relativement limités, plutôt que courir le risque de se retrouver avec des avions livrés au compte-gouttes hors délais pour un prix enflant sans cesse?
Il faut reconnaître que la situation ressemblait aux prémices d’un fiasco programmé. D’un point de vue purement financier, une perte d’un milliard est dure à avaler, mais en payer 6 ou plus pour des avions livrés dans dix ans et peut-être dépassés alors, cela risquait de faire plus mal encore.
Pour M. Broulis, membre de la commission, interrogé dans Le Matin Dimanche, les sommes déjà versées suffisent à écarter l’idée d’une annulation du marché. Là encore c’est un point de vue uniquement financier et donc hors des compétences de la commission. N’est-il pas temps de regarder l’aspect sécuritaire?
Faire affaire avec un fournisseur de matériel de guerre étasunien aujourd’hui ou en 2021 sont deux choses très différentes. En 2021, l’OTAN était pour la Suisse un allié naturel. La perspective d’un conflit impliquant l’aviation suisse partait d’un schéma où la Russie était d’un côté et les USA de l’autre, avec la Suisse sous leur aile. Il en va tout autrement aujourd’hui, et si une menace devait se préciser, ce serait celle d’une remise en question des démocraties européennes, dont la nôtre, par une coalition formée notamment de la Russie et des Etats-Unis.
L’OTAN est en train d’imploser, et l’on ne sait vraiment plus de qui il convient le plus de se défier. Dans ces conditions, la sagesse ne dicte-t-elle pas de se tourner vers nos voisins européens avec qui nous serions probablement amenés à coopérer en cas de guerre, plutôt que de s’en remettre à un fournisseur devenu instable, voire menaçant, et qui pourrait tirer la prise de nos avions quand bon lui semblerait?
De plus, si la Suisse déclarait à son partenaire commercial étasunien qu’elle lui laisse le milliard versé, mais que, désolée, elle ne peut plus envisager de se fournir auprès de lui dans les circonstances actuelles, il s’ensuivrait des négociations où notre pays tiendrait le couteau par le manche: dans l’état où se trouve l’industrie aéronautique américaine, 36 avions de moins, ce n’est pas négligeable. S’ils veulent nous les vendre, cela doit être à nos conditions et avec la garantie technique que le contrôle nous en appartient en totalité. Si la preuve absolue de cela ne peut pas être donnée, rien ne doit se faire. Tout ce que nous risquons, c’est d’acheter des Rafale plutôt que des F-35. L’addition ne sera pas plus salée, même en tenant compte du milliard perdu, et nous ne serons pas tenus en laisse par une puissance illibérale hors de contrôle.
Le temps où le grand frère américain était le recours naturel est terminé. Le grand frère nous parle de haut et entend nous asservir? Eh bien nous aussi nous sommes grands, en tout cas assez grands pour ne pas nous laisser enfermer dans un marché de dupes.
Puisqu’il paraît que la priorité doit être donnée au réarmement, que l’on se réarme au moins avec un peu d’intelligence!
Bernard Pinget,
Veyrier (GE)