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Mobilité – nos attentes conflictuelles

Vivre sa ville

Si l’on observe les usages de nos routes depuis un banc – ou depuis son équivalent numérique, les commentaires en ligne – on constate des conflits de plus en plus marqués. En témoigne la démultiplication des reproches mutuels, voire des insultes, entre les usagères et usagers des différents modes de déplacement. D’où viennent ces émotions fortes? Ne résultent-elles pas de déceptions liées à des attentes contrariées?

Les attentes se forment et s’expriment à travers des images. Une simple recherche en ligne sur des publicités pour voitures met en avant des mots clés tels que liberté, indépendance, conquête, pouvoir, action, suprématie. Sur les images, on voit des automobiles seules sur la route, souvent en pleine nature, sans embouteillage, sans vélo, bus, trottinette ou autres moyens de transport en vue.

Une recherche sur la marche à pied aboutit, elle, à des images de chaussures de sport, des groupes de personnes en mouvement, des mots tels «actifs» et «santé». De manière plus frappante, on trouve parmi ces images le plan d’un trottoir contenant une «zone de friction». Comme si on attendait des piéton·nes qu’iels partagent leur espace personnel – quasiment jusqu’au contact physique.

Au contraire, dans les plans pour les automobiles: la voiture est déjà une protection de l’espace personnel, bien au-delà des dimensions du corps. Une coque métallique met tous les sens humains à l’abri du bruit, des odeurs, des contacts physiques, du vent et de la pluie. En outre, elle permet de contrôler ces éléments pour atteindre un confort plus personnalisable que dans la plupart des logements. Cette protection métallique est, elle aussi, soigneusement protégée de tout contact physique en prévoyant suffisamment d’espace sur et autour des routes pour tout type de mouvement et de vitesse. La notion de pare-chocs n’est plus que symbolique: on ne peut pas toucher aux voitures, ni littéralement ni politiquement, sans payer des frais.

La primauté de la voiture – considérée comme une évidence et exprimée par un énorme appétit d’espace – structure nos lois, nos normes, nos statistiques, nos budgets, et finalement nos attentes concernant l’attribution et l’appropriation de l’espace public.

En conduisant une voiture, nous avons ainsi une attente de priorité à la fois sociale, spatiale et temporelle. Toute restriction à la réalisation de cette attente est vite ressentie comme un obstacle, un désagrément, voire une injustice. Si nous marchons à pied, nos attentes sont plus modestes: de nombreux obstacles, détours et restrictions sont largement acceptés comme des faits établis. On ose rarement revendiquer une priorité – le partage et les concessions étant la norme.

Pourtant, la marche est généralement plus qu’un simple déplacement, elle sert simultanément plusieurs fins. Etant le seul mode de déplacement individuel qui ne nécessite pas l’utilisation des mains, nous pouvons – pourrions – les utiliser librement, disposant ainsi de plus de liberté d’(inter-)action qu’avec les autres modes de déplacement. Pourtant, la nécessité constante de se protéger et de partager son espace empêche la marche de déployer tout son potentiel.

Même s’il n’est pas possible de résoudre tous les conflits entre les modes de déplacement, il semble envisageable de réduire leur nombre en adaptant nos attentes. Les attentes des piétonnes et piétons ont toujours été maintenues à un bas niveau – par une certaine obéissance anticipée et une autolimitation, mais aussi en raison d’attentes historiquement limitées, dues à une «clientèle» typiquement moins présente dans le monde de la politique et de l’ingénierie civile. Mais si nous utilisons un autre mode de déplacement, pourrions-nous nous détacher de l’une ou l’autre de nos attentes? Prendre conscience que la protection qu’offre une voiture contre les intempéries, le bruit, le contact physique pourrait aider à renoncer à l’attente de priorité en termes de rapidité. Et si le gain de temps nous est prioritaire – pourrions-nous renoncer à l’attente d’espace personnel supplémentaire, pourtant en constante augmentation. Et ainsi de suite, déclinant chaque MODE de déplacement avec un peu plus de MODEstie. Car moins d’attentes, c’est moins de déceptions et moins de conflits pendant nos déplacements.

Renate Albrecher est sociologue, LASUR

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