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La Géorgie à la croisée des chemins

Activiste géorgienne, Anna Ungiadze revient sur la tourmente qui secoue l’ex-république soviétique caucasienne depuis des mois. Après la revendication de sa victoire aux législatives d’octobre, «truquées» selon l’opposition, le gouvernement du parti Rêve géorgien (RG) est accusé par la une partie du pays, et notamment la jeunesse pro-occidentale, d’avoir pris un virage autoritaire, prorusse, et d’avoir renoncé au processus d’adhésion à l’UE. «RG participe activement au mouvement international de renouvellement de l’extrême droite», selon la militante.
Géorgie

La Sakartvelo (alias la Géorgie) est une fois de plus à la croisée des chemins. Cette expression colle depuis des siècles à la peau de l’histoire de cette nation, située au carrefour de l’Europe et de l’Asie, de la Russie, de l’Iran et du monde turc. Le fait est que la Géorgie a toujours constitué le champ de bataille d’ambitions impériales. Les multiples conquêtes dont le pays a été victime ont d’ailleurs fini par en façonner profondément l’identité. Dans la continuité des invasions du passé, la Géorgie est aujourd’hui confrontée à une conquête plus subtile, celle d’une oligarchie interne ayant des liens profonds avec l’extérieur.

Depuis douze ans, le parti Rêve géorgien (RG) – aujourd’hui souvent qualifié de Cauchemar géorgien – gouverne le pays. Il a été fondé par Bidzina Ivanichvili, un oligarque dont la fortune de 7,6 milliards de dollars – accumulée en grande partie dans la Russie des années 1990 – représente 24,8% du PIB de la Géorgie. Ivanichvili a conquis le pouvoir en promettant des réformes démocratiques et des liens plus étroits avec l’Union européenne. Contrairement aux promesses faites lors des élections législatives largement considérées comme frauduleuses (ce point mériterait un article à part entière), le gouvernement géorgien issu de ce parti a annoncé le 28 novembre dernier qu’il renonçait à entamer des négociations d’adhésion à l’UE «jusqu’en 2028». Cette décision a porté un coup dévastateur aux aspirations européennes de la population géorgienne et déclenché des manifestations massives touchant l’ensemble du pays.

En toute fin d’année 2024, cette dérive autoritaire s’est aggravée avec la nette contestation de l’élection à la présidence de [Mikheïl] Kavelachvili, ancien joueur de football (dix ans de carrière en Suisse) issu de RG. Alors que la présidente sortante acceptait finalement de quitter le palais malgré les doutes persistants sur la validité de l’élection, Kavelachvili s’activait déjà pour intensifier la répression: hausse des amendes, facilitation du licenciement de fonctionnaires contestataires ou flexibilisation des règles de détention provisoire.

Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022, RG a activement utilisé le traumatisme collectif de la société géorgienne, les récits de paix et de guerre, pour s’accrocher au pouvoir. Chaque année les décorations de Noël de la capitale sont accompagnées d’un slogan. En 2023, Tbilissi a été surnommée la «ville de la paix» – un geste d’une extrême hypocrisie pour une nation dont 20% du territoire est occupé par la Russie, une manipulation du mot même de «paix». Le parti exploite ainsi les craintes d’une nouvelle attaque russe, tout en se présentant comme un artisan de la paix. Sa stratégie s’est depuis lors enlisée, puisqu’il mène désormais une guerre contre ses citoyen·nes, contre les manifestant·es pacifiques dans de nombreuses villes de Géorgie, contre la société civile, contre tous ceux et toutes celles qui osent s’exprimer.

Cette année, le gouvernement géorgien a annoncé que Tbilissi serait la «ville de la victoire». Pour les citoyen·nes qui manifestent dans les rues, cette ville ressemble davantage à une ville de brutalité et de trahison. Les forces spéciales du régime s’abattent chaque nuit sur les manifestant·es, s’en prenant non seulement au mouvement de protestation, mais aussi aux rouages mêmes de la démocratie. Plus de dix organisations de défense des droits fondamentaux ont déclaré qu’il existait actuellement une «nouvelle forme de terreur policière» en Géorgie. Rien que durant la première semaine de décembre, 30 personnes ont été arrêtées, près de 400 placées en détention et plus de 100 ont été condamnées à des amendes – sans qu’aucun policier ne soit inquiété.

La crise géorgienne n’est pas isolée. Alors que le premier ministre illégitime, [Irakli] Kobakhidze, s’insurge contre un «fascisme libéral» fantasmé, RG participe activement au mouvement international de renouvellement de l’extrême droite. La récente visite de Viktor Orbán en Géorgie, offrant son soutien à un régime qui démantèle les valeurs libérales, manifestation après manifestation, loi après loi, est à ce titre symptomatique.

Au printemps 2024, RG a fait adopter la loi controversée sur les «agents étrangers», qui fait écho aux méthodes du Kremlin. En décembre, certaines protections des LGBTQ+ ont été abolies – un nouveau pas en arrière pour un pays autrefois considéré comme un exemple de progrès dans la région. Ces actions singent la stratégie autoritaire de Poutine et soulignent l’enjeu: pour la Géorgie, l’adhésion à l’UE représente un rejet décisif de l’autoritarisme et de l’influence russe. Bien que l’UE ait de nombreux défis à relever, pour la Géorgie elle est synonyme d’un avenir libre et démocratique et, tout simplement, d’espoir.

Malgré les slogans cyniques et les répressions violentes du gouvernement, la lutte pour l’avenir de la Géorgie est loin d’être écrite. Les rues de Tbilissi racontent une autre histoire, celle de la résistance et du courage. Aujourd’hui plus que jamais, la Géorgie a besoin du soutien international, en particulier celui de l’UE. Les manifestations se multiplient, et le niveau de répression et d’emprisonnement ne fera pas taire les aspirations démocratiques des citoyen·nes géorgien·nes.

* Paru dans Pages de gauche, n° 194, hiver 2024-25,
pagesdegauche.ch