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«Emilia Pérez», un bel exemple d’appropriation culturelle

Les écrans au prisme du genre

Contrairement à beaucoup de cinéastes considérés comme des «auteurs» parce qu’ils font plus ou moins toujours le même film, Jacques Audiard est (re)connu pour varier les genres et les thématiques. Si la plupart de ses films sont centrés sur des personnages masculins – Regarde les hommes tomber (1994), Un héros très discret (1996), De battre mon cœur s’est arrêté (2005), Un prophète (2009), Dheepan (2015), Les Frères Sisters (2018) –, il innove avec Emilia Pérez (2024) en privilégiant cette fois-ci des personnages féminins (opportunisme post #MeToo?), dont la construction n’a pas grand-chose à voir avec la réalité sociale des femmes en Europe. Et pour cause: le film, pourtant intégralement produit et tourné en France (sauf la séquence finale) et interprété entièrement par des acteur·rices hispanophones, propose une histoire censée se passer au Mexique, qui plus est dans le milieu des cartels de la drogue. Last but not least: il s’agit d’un drame musical composé et interprété par la chanteuse Camille et son partenaire Clément Ducol.

Dès le début du film, c’est la virtuosité du metteur en scène que le public est invité à admirer, avec des scènes chantées et chorégraphiées dans un décor de rue qui n’est pas sans rappeler le début d’Annette de Leos Carax (2021). Film cher – 20 millions d’euros –, Emilia Pérez ressemble surtout à un exercice de style faisant assaut de virtuosité technique et esthétique, avec une histoire parfaitement invraisemblable qui témoigne d’un processus d’appropriation culturelle confinant à l’impérialisme. Jacques Audiard, en cinéaste occidental, recycle sur un mode ludique des thématiques identifiées comme «mexicaines» ou «latino-américaines»: la violence des cartels de la drogue, et plus largement la pratique des enlèvements avec rançon et des disparitions, le machisme le plus archaïque, l’oppression des femmes réduites à des trophées ou à des mères, etc. Tout ce contexte social tragique devient chez Audiard prétexte à des performances chantées et dansées dans des décors nocturnes, autour de personnages dessinés assez grossièrement. Les réactions hostiles de la presse mexicaine1>«Emilia Pérez déchaîne les critiques au Mexique», Le Monde, 27.01.2025. confirment le caractère problématique de cette posture.

On a l’impression que ce qui a intéressé Audiard, c’est d’abord la variété des types physiques des actrices: Afro-Américaine d’origine dominicaine et danseuse filiforme, Zoé Saldana qui joue le rôle de l’avocate Rita contraste avec la silhouette imposante de l’actrice trans espagnole qui incarne Emilia, Karla Sofia Gascon, dont c’est le premier film important depuis sa transition. Cette dernière a été grimée en homme dans les premières séquences pour incarner le chef de cartel Manitas, aussi sombrement laid et terrifiant qu’Emilia est blonde, glamour et chaleureuse après sa transition. Selena Gomez, actrice et chanteuse étasunienne qui a débuté sa carrière enfant, devient une caricature de Marilyn pour incarner l’épouse apparemment soumise de Manitas. La quatrième protagoniste de l’histoire est l’amante d’Emilia, Epifania, incarnée par Adriana Paz, la seule actrice mexicaine du film, elle aussi réduite à un stéréotype, celui de l’épouse victime de violences conjugales qui s’épanouit dans les bras d’une femme. Ce quatuor a reçu un prix collectif d’interprétation à Cannes de la part du jury présidé par Greta Gerwig, elle-même réalisatrice de Barbie, performance post #MeToo tout aussi tape-à-l’œil.

Inutile de dire que la transition de genre n’est qu’un prétexte pour une performance destinée à épater le public, qui n’est pas censé ignorer que c’est la même actrice qui joue le monstre terrifiant Manitas et la douce et blonde Emilia. Le stéréotype de genre atteint ici un sommet: un chef de cartel qui sème la mort autour de lui devient, sitôt accompli sa transition en femme, une sorte de Mère Teresa selon la formule de Xavier Leherpeur2>Dans l’émission de France Inter Le Masque et la plume du 2 septembre 2024., le glamour en plus. Emilia va désormais consacrer sa fortune, visiblement illimitée, à retrouver et identifier les victimes innombrables de la guerre des cartels! La communauté trans a jugé à juste titre le film caricatural3>«Emilia Pérez nommé aux César: pourquoi la communauté transgenre juge le film de Jacques Audiard ‘caricatural’», FranceInfo, 29.01.2025. Ndlr: Outre les controverses qu’il suscite au Mexique et dans la communauté queer, le film, en lice pour les Oscars, fait aussi face à une polémique autour de son actrice principale, rattrapée par la publication sur les réseaux sociaux d’anciens messages jugés offensants et racistes (Franceinfo/AFP, 07.02.2025).. Cerise sur le gâteau: ce tueur multirécidiviste est aussi un père inconsolable qui va tout mettre en œuvre pour retrouver ses deux fils, ce qui entraînera sa perte.

Jacques Audiard se renouvelle en utilisant la réalité sociale la plus tragique du Mexique comme toile de fond pittoresque pour raconter une histoire totalement hors-sol de femme trans, alors même que les pays d’Amérique latine sont connus pour être particulièrement intolérants aux transitions de genre. Il ne sera évidemment pas question des luttes impressionnantes, quelquefois victorieuses, que mènent les féministes dans cette région du monde, que ce soit pour le droit à l’avortement, le mariage pour tous ou contre les violences faites aux femmes. Particulièrement au Mexique justement, pour dénoncer les féminicides en série à Ciudad Juarez.

Notes[+]

Geneviève Selleir est historienne du cinéma, www.genre-ecran.net

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