Skip to content

Le Courrier L'essentiel, autrement

Je m'abonne

Vox degueuli

En coulisse

Ils se cachent sous des pseudonymes de corps de garde ou des initiales fictives. Ils conspuent les «wokistes» les «féministes hystériques», les «khmers verts» (entendez les écologistes) et tout ce qui ne ressemble pas à un mâle blanc conservateur de plus de cinquante ans. Au-delà de l’invective politique, ils se répandent en remarques nauséabondes sur le physique de telle ou telle députée progressiste (évidemment femme), et dans certains commentaires n’hésitent pas, pour les plus renseignés d’entre eux, à fournir des informations d’ordre privé sur ses fréquentations, ses lieux de vie, d’origine, etc.

La colère de ces internautes de l’ombre s’est, entre autres, récemment exprimée à l’occasion de la campagne contre la construction de nouvelles autoroutes en Suisse, comme si le non-élargissement du réseau autoroutier relevait du blasphème suprême. Les militantes écologistes ayant mené bataille pour cette noble cause ont été particulièrement (comme de coutume) ciblées. Le sacro-saint droit de polluer du mâle blanc mis à mal par des écologistes, femmes de surcroit? C’en était trop pour les frustrés du phallus à quatre roues. Les vannes se sont ouvertes et les insultes ont fusé sans filtre.

Ils se surnomment «Jurine de Fontencomble», «Perlin pin pin», «Maga Mar a lago»… Courageux internautes anonymes, ils déversent leur fiel sans retenue. Qui sont ces mystérieux commentateurs agissant en toute impunité à l’ombre de leur clavier? Les adeptes d’un site d’extrême droite lambda? Les confidentiels abonnés d’un podcast conspirationniste? Que nenni: ce ne sont ni plus ni moins que nos vaillants compatriotes, auteurs de prose décomplexée sous les articles en ligne de la Tribune de Genève, de 24 Heures ou du Matin. Les viols de Mazan? Il faut relativiser et se méfier de la marginalisation des hommes! Les Darmon, Depardieu, Caubère et autres comédiens français accusés de harcèlement ou de viol? Des victimes de la dictature #Metoo!

Voilà le type d’opinions majoritaires que l’on peut trouver sous les articles de société de nos quotidiens locaux. A noter que toute personnalité acceptant de donner une interview à l’un de ces médias court le risque de voir ses propos, une fois mis en ligne, suivis de centaines de commentaires insultants (et ce, ad aeternam.) A quel jeu jouent nos «Tamedias»? Leur situation économique est-elle si critique qu’ils se doivent de tolérer cette remontée d’égouts sur leurs sites officiels, s’assurant ainsi la fidélité d’une base à peu près solide de lecteurs-commentateurs de choc? Le mystère demeure. Rajoutons que tout mail de protestation de la part de lectrices ou lecteurs attaché·es à une certaine idée de l’éthique et scandalisé·es devant ces commentaires très souvent hors-limites ne reçoit aucune réponse des rédactions concernées, comme l’auteur de ces lignes et certain·es de ses proches en ont fait l’expérience. Le déni est total.

Une telle tolérance pour la boue numérique est une démonstration supplémentaire du climat très malsain que traversent nos sociétés et de la tolérance pour le tropisme ultra-droitier de la part des médias majoritaires. Si les élites politiques d’extrême droite, les Trump, Orban, Milei et consorts incarnent aujourd’hui en pleine lumière le basculement vers l’abîme brunâtre, leurs émules de l’ombre participent, eux aussi, via les commentaires sur les sites d’information autorisés, à la fascisation des esprits par le bas. L’impunité a valeur de blanc-seing.

On nous rétorquera que c’est là la règle tacite de l’expression électronique; après tout, sur Meta et consorts, les diatribes de ce type sont la norme (et vont le devenir davantage, après les récentes déclarations de Zuckerberg en ce sens, soucieux de plaire aux nouveaux maîtres des Etats-Unis, Trump et Musk). Pourquoi s’offusquer de l’expressivité outrancière de nos compatriotes, passés de la lettre anonyme au clavier souterrain? Cela fait partie du paysage! Les plus tolérant·es d’entre nous argumenteront que les plages de commentaires libres ont valeur de défouloir et que mieux vaut laisser s’exprimer l’internaute lambda comme il lui sied, plutôt que sa rancœur macère en circuit clos jusqu’à des conséquences fâcheuses. Ce serait oublier que dans les périodes sombres de polarisation extrême, la parole de haine est souvent prémisse à des actes de même nature. Cela participe à un climat délétère au sein duquel les principes premiers de tolérance mutuelle et de respect du droit se délitent chaque jour.

Face à ce genre de déversoir, les réponses politiques sont compliquées à apporter. La liberté d’expression est un droit fondamental. Le problème est que ces commentaires fétides sont publiés sur les sites d’organes de presse réputés, auxquels une majorité de lectrices et lecteurs font confiance pour avoir accès à une information solide et à une ligne déontologique justement préservée de la déferlante vomique en cours sur le reste de la toile. On se bornera donc à demander un tout petit peu de responsabilité aux modérateurs de ces sites, pour que la boue reste au moins policée dans sa forme et demeure à peu près dans les clous légaux, ce qui n’est souvent pas le cas. La tolérance pour l’intolérance est un sujet philosophique de taille, mais aussi une réalité inquiétante. Et croissante

Auteur metteur en scène. Dominique Ziegler sera en dédicace samedi 25 janvier, dès 15h, à Payot Genève-Rive Gauche (7, r. Confédération) pour ses BD Helvetius et Crime d’Halloween.

Chronique liée