Au moment où le dépassement des limites des capacités des systèmes naturels1> www.stockholmresilience.org/research/planetary-boundaries.html devient une évidence, les résistances aux indispensables changements croissent. Et aux partisans d’un libéralisme débridé s’associent depuis quelque temps des formations populistes climatosceptiques inconditionnelles du fossile et du fissile qui rejettent toute évolution vers un monde durable au nom de «touche pas à mon mode de vie».
Les positions néolibérales sont connues: la fonction des entreprises est de maximiser le retour sur investissement et les impacts extra-économiques (sociaux et écologiques) ne sont pas leur affaire2> Lire l’ouvrage prémonitoire de Michel Albert paru en 1992 (Seuil): Capitalisme contre capitalisme.. L’extrême-droite y ajoute une mythification de la nation vue comme d’une pièce et immuable, une attirance pour les postures dominatrices et les régimes autoritaires, une conception suprémaciste de la société et du monde, dans laquelle la nature est taillable et corvéable à merci3> Ce qui se traduit clairement dans les votes de ses élus (voir https://basta.media/Elections-europeenes-extreme-droite-divisee-anti-ecolo-opposee-liberte-presse).. Un ancien ministre ultraconservateur polonais résumait la chose en rejetant d’un même mouvement homosexuels, cyclistes et végétariens, ayant en commun de ne pas être de «vrais hommes»…
L’alliance des droites: risque écologique majeur
Les effets toxiques de l’alliance entre la droite et l’extrême-droite ne se sont pas fait attendre. Au niveau de l’Union européenne (UE) le ton a été donné dès le 2e semestre 2023. Avant même que les élections européennes de juin 2024 ne viennent renforcer ces deux courants politiques, le réexamen des substances chimiques a été reporté et le plan de réduction des pesticides rejeté. Puis la révolte des agriculteurs a abouti au printemps 2024 à réduire quasiment à néant le «verdissement» de la politique agricole4> Ont été enlevées notamment des prescriptions sur l’infrastructure agroécologique ou les cultures fixatrices d’azote. et à pérenniser un modèle productiviste court-termiste pourtant fatal à la grande majorité des paysans.
Le dispositif de restauration de la nature – un engagement souscrit par l’UE en 2022, lors de la COP 15 sur la biodiversité – n’a passé le cap en juin dernier que dans une version édulcorée et d’extrême justesse, la ministre autrichienne de l’environnement l’ayant validé contre l’avis de son gouvernement. Le scenario fut semblable pour la directive sur le «devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité» (CS3D)5> Très proche des propositions pour des multinationales responsables soumises au vote populaire fin 2020 en Suisse., affaiblie après de longs tiraillements entre les instances européennes. Directive précédée par celle sur «la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises» (CSRD). Toutes deux sont dénoncées par la droite et l’extrême-droite comme des «monstres bureaucratiques».
Quant à l’interdiction de la déforestation importée (pour divers produits agricoles, il faut prouver qu’ils ne proviennent pas d’une terre déboisée après le 1er janvier 2021), elle a été reportée d’une année, après avoir elle aussi été menacée de fortes relativisations. La poussée de la droite dure au parlement européen, mais aussi au sein des Etats membres de l’UE, accroît la pression pour renégocier divers engagements, notamment l’interdiction pour 2035 du moteur thermique, source majeure d’émissions de CO2 au sein de l’UE.
Autre horizon préoccupant: l’élection présidentielle aux Etats-Unis. La première élection de Donald Trump en novembre 2016 avait coïncidé à quelques jours près avec l’entrée en vigueur de l’Accord de Paris sur le climat, dont les Etats-Unis s’étaient ensuite retirés. Le programme de son deuxième mandat est connu: quitter à nouveau l’Accord de Paris, relancer massivement le fossile, détricoter les engagements environnementaux. Une accélération fatale de la course vers l’abime.
La thématique écologique a été pratiquement absente de la campagne étusunienne et les investissements considérables dans la transition du gouvernement Biden passés sous silence. En mars 2023, le Congrès avait interdit aux caisses de retraite de se référer aux critères de la finance durable, décision annulée par un veto présidentiel.
Associer innovations techniques et comportementales
Simultanément, craignant les faux-semblants et les compromis boiteux, de tout autres milieux s’emploient à dénoncer le «technosolutionnisme». Sont ainsi dans le collimateur les compensations carbone6> www.myclimate.org, la voiture électrique ou encore les éoliennes. Or la transition exige d’associer optimisations techniques, énergies renouvelables, économie circulaire et sobriété, aucune de ces composantes ne pouvant faire l’affaire à elle seule. Mais il faut fixer des conditions: la voiture électrique, au moteur d’un rendement énergétique triple de celui à explosion, nécessite qu’elle soit alimentée par de l’électricité renouvelable, que ses composantes soient recyclables et recyclées et que l’on repense la mobilité.
La compensation carbone autorisée par l’accord de Paris doit se limiter aux émissions incompressibles (en définissant clairement ce qu’il faut entendre par là) et répondre aux critères de la durabilité. Les abus constatés appellent une régulation stricte. Mais ce serait dommage de ne pas pouvoir financer des «solutions fondées sur la nature»7> Banque européenne d’investissement, «Investing in nature-based solutions, State-of-play and way forward for public and private financial measures in Europe», 2023. (reforestations, maintien et réhabilitation de couverts végétaux), d’autant que leur capacité de stocker du carbone est fonction de leur richesse biologique.
Autre critique récurrente: selon certains historiens, les nouvelles sources d’énergie ne se substitueraient jamais aux anciennes mais s’y ajouteraient inévitablement. Cela est contestable, s’agissant en particulier du bois-énergie, alors surexploité, que le charbon a largement remplacé comme source de chauffage au fil du XIXe siècle. Et aujourd’hui, il faut avoir suffisamment d’énergies renouvelables à disposition pour prétendre sortir du fossile (pétrole et gaz) et du fissile (un tiers de l’électricité produite en Suisse l’est dans les centrales nucléaires), qui constituent 75% de notre consommation d’énergie. La sobriété et les optimisations techniques n’y suffiront pas.
Un récit économique et social mobilisateur
Pour surmonter l’écofatalisme, les exigences écologiques doivent déboucher sur des perspectives économiques et sociales positives. Il s’agit à la fois de réduire d’un facteur 2,5 notre empreinte écologique8> www.bfs.admin.ch/bfs/fr/home/statistiques/developpement-durable/autres-indicateurs-developpement-durable/empreinte-ecologique.html et de mener un combat résolu contre les inégalités sociales pour aller vers une économie priorisant l’utilité, l’inclusion et le bien commun.
Ainsi, la transition signifie passer:
- de l’obsolescence et du gaspillage à la circularité de la matière et des objets;
- des énergies fossiles et fissiles aux renouvelables et à la sobriété dans les usages;
- de la sous-enchère globale au commerce équitable et à la résilience locale;
- de la finance hors sol à la finance durable;
- de l’agriculture industrielle à l’agro-écologie9> FAO, «Les 10 éléments de l’agroécologie, Guider la transition vers des systèmes alimentaires et agricoles durables», 2018. – la seule façon de nourrir une population croissante sans dégrader les sols, le climat et la condition paysanne;
- de la multiplication des molécules écotoxiques aux substances à l’innocuité établie;
- de la priorité à l’aéronautique et à la route au (re)déploiement du ferroviaire.
Ces options ont l’avantage d’offrir un excellent bilan en matière d’emploi. En 2019, l’ONU signalait que la mise en œuvre de l’Agenda 2030 nécessiterait 380 millions de nouveaux emplois d’ici 2030. Aux Etats-Unis, les énergies renouvelables offrent 24 fois plus d’emplois (1 million)10> IRENA, «Renevable Energy and Jobs, Annual Review», 2023, p. 38. que l’extraction du charbon (42 000)11> Federal Reserve Economic data, https://fred.stlouisfed.org/series/CES1021210001. Quant à l’économie circulaire, l’UE estime qu’elle générerait 700 000 emplois en Europe d’ici 2030. Dans de nombreux pays, la transition énergétique se heurte à un important manque de main-d’œuvre et, selon l’Organisation internationale du travail (OIT), présente un solde positif de 18 millions d’emplois – et de 8 millions pour l’économie circulaire12> OIT, «Des compétences pour un avenir plus respectueux de l’environnement», 2019.. En France, le Secrétariat à la planification écologique annonçait au printemps 2024 que si 150 000 emplois seraient perdus d’ici 2030 en raison de la transition écologique, celle-ci en créerait 400 000 nouveaux.
Devant l’attractivité du discours d’extrême-droite, l’activiste canadienne Naomi Klein propose un populisme écologique. Pour sa part, le directeur de l’Institut de recherche de Potsdam sur les effets du changement climatique, Ottmar Edenhofer, estime13> Der Spiegel, 16 novembre 2024. nécessaire de développer un récit pouvant toucher les milieux conservateurs, fondé sur la conservation d’un patrimoine naturel confié à l’humanité non pour le détruire mais pour le faire fructifier.
Pour gagner la partie, la vulgarisation des faits écologiques est indispensable face à la désinformation sur les réseaux (anti)sociaux, mais c’est avant tout la description de perspectives sociales et économiques désirables qui fera bouger les lignes. Dès lors, il incombe aux mouvements attachés à la transition de formaliser et d’expliciter au maximum leurs modèles socio-économiques; qu’on s’y associe ou qu’on s’y oppose, l’urgence est d’en débattre très concrètement. Car, écrivait Edgar Morin dans La Voie, «il ne suffit plus de dénoncer, il nous faut désormais énoncer»14> Morin E., La voie, Pour l’avenir de l’humanité, Fayard, 2012.. Afin de rassembler des majorités pour changer enfin de cap.
Notes