Qui arrêtera le Tribunal fédéral?
Le 24 novembre 2024, une majorité de votant·es a fait échouer les contre-réformes du droit du bail imaginées par les représentants des milieux immobiliers au Parlement fédéral. Cela ne va malheureusement pas marquer un coup d’arrêt à leurs attaques. Se répète en effet un jeu de dupes qui lèse depuis dix ans les intérêts des locataires: les milieux immobiliers présentent leurs revendications à Berne; face à ces exigences, le Conseil fédéral incite les élu·es proches des locataires à accepter une péjoration de leurs droits; en cas de refus, le Tribunal fédéral (TF) entérine par un changement de jurisprudence les propositions émanant des bailleurs.
En 2020, les juges fédéraux ont ainsi repris une proposition d’Olivier Feller (PLR/VD) au Conseil national, revenant à quadrupler le pourcentage de marge admissible des propriétaires sur leur rendement1>ATF 147 III 14.!
Quatre ans plus tard, les mêmes magistrats transposent cette jurisprudence aux loyers des immeubles récemment construits (maximum dix ans), dont le loyer obéit au principe du rendement brut2>Arrêt 4A_339/2022 du 31 octobre 2024.. Vu les modalités particulières de ce calcul, cette décision péjore gravement la situation des locataires d’immeubles récents par rapport à celle des locataires de logements plus anciens. A la faveur de celle-ci, le loyer autorisé pour le propriétaire d’un immeuble «récent» est tellement élevé qu’il dépasse de beaucoup les prix du «marché» résultant en réalité de la pénurie. Le TF ôte sciemment toute portée – ou presque – à l’interdiction faite par la loi aux bailleurs de pratiquer des loyers abusifs, au motif que «le calcul du rendement brut ne fait qu’instaurer un plafond (le loyer abusif); en-deçà, les parties fixent librement le loyer, de sorte que l’offre et la demande en régulent le montant».
Le Tribunal fédéral achève ainsi d’enterrer la protection des locataires instituée par la Constitution. Celle-ci prévoit que la Confédération est chargée de prendre des mesures pour lutter contre les abus dans le domaine locatif. Le TF s’écarte de ce mandat et décide que cette régulation doit désormais se limiter pour l’essentiel à «l’offre et la demande», donc en réalité que ce marché ne doit pas être régulé.
Un exemple chiffré, issu d’un cas réel, donne la mesure du caractère aberrant de cette décision: soit un appartement à Nyon de 5 pièces (128 m2) acheté neuf pour 1’600’000 francs par le bailleur, avec 50% de fonds propres et 50% issus d’un crédit hypothécaire au taux de 1,8%. Avec des charges d’exploitation effectives de 400 francs par mois, ce bailleur supporte un coût mensuel de 1600 francs. Grâce aux deux jurisprudences du TF, en louant ce logement à un tiers, ce bailleur peut obtenir un rendement mensuel net de ses fonds propres de 2500 francs (3,75% x 800’000), payables par le locataire en sus des autres frais encourus (intérêts hypothécaires, charges d’exploitation et frais de chauffage/eau chaude). Le loyer net total peut donc atteindre 4100 francs par mois sans être abusif. Plus encore: comme le logement se situe dans un immeuble récent (de moins de dix ans), ce loyer peut, grâce à l’arrêt d’octobre dernier, être fixé à 7000 francs par mois (1’600’000 francs x 5,25%). Ce qui représente un rendement net de 8,1% sur l’argent placé par le bailleur (fonds propres)… alors que les placements à risques équivalents ne permettent pas même un rendement de 2%!
Ce qui revient à dire qu’avec ses jurisprudences, le TF offre aux milieux immobiliers un résultat en pratique identique à celui qui résulterait de l’acceptation des deux textes encore en discussion aux Chambres fédérales: la légalisation des loyers abusifs que les bailleurs parviennent à obtenir du fait de la pénurie de logement. Le TF met la barre du loyer abusif si haut qu’elle laisse le bailleur fixer le loyer à sa guise, en tirant un maximum d’argent de la pénurie de logement et de la demande la plus solvable. A nouveau, le Parlement n’a pas eu à se prononcer et les milieux immobiliers ont obtenu le plein de leurs revendications. Et, contrairement aux décisions des Chambres fédérales, celles du TF ne sont pas susceptibles de référendum.
Reste la voie de l’initiative populaire pour modifier la Constitution, comme y travaille l’Asloca Suisse. Il faut également développer le parc immobilier locatif en main publique ou de maîtres d’ouvrage d’utilité publique car, comme le TF le précise – non sans un certain cynisme –, rien n’interdit à un bailleur de prévoir des loyers plus bas que les plafonds décrits ci-dessus.
Notes
Christian Dandrès est conseiller national et juriste à l’Asloca. Il s’exprime dans cette chronique à titre personnel.