L’extrême droite, hier et aujourd’hui
Du côté romand, l’inspiration est d’abord maurassienne, avec la Ligue vaudoise, un groupe avec une vision autoritaire, corporatiste et fédéraliste, structuré autour d’un journal, La Nation, et comptant jusqu’à un millier de membres en 1940. Mais c’est à Genève qu’émerge l’organisation d’extrême droite la plus puissante de Suisse romande: l’Union nationale. Fondée en 1932, elle s’inspire fortement du modèle fasciste italien, avec une organisation hiérarchisée et militarisée. Grâce à une alliance avec les partis de droite genevois en lutte contre le gouvernement du socialiste Léon Nicole, l’Union nationale parvient à obtenir 10 sièges au Grand Conseil genevois en 1936. A son sommet en 1937, le parti compte 2000 membres. Il bénéficie même de subsides de la part de Benito Mussolini.
Du côté alémanique, mis à part une première organisation antisémite et proche du fascisme italien fondée en 1925, la Schweizer Heimatwehr, l’extrême droite sera avant tout d’inspiration nazie. En 1930, deux groupements étudiants voient le jour à Zurich: le Nouveau Front, composé de membres du parti radical et le Front national, plus extrémiste encore. À la suite de l’arrivée au pouvoir d’Adolf Hitler, ils fusionnent et sont rejoints par des membres d’autres groupes frontistes tels que le Parti national-socialiste confédéré des travailleurs (NSEAP), le tout sous la bannière commune du Front national.
Le Front national devient la plus importante organisation d’extrême droite en Suisse alémanique. A son sommet, le parti compte 9000 membres. Sur le plan parlementaire, il est avant tout présent dans ses fiefs de Schaffhouse, où il obtient 27% des voix lors d’une élection partielle au Conseil des Etats, et de Zurich, où il conquiert 10 sièges sur 125 au Conseil communal.
Durant toute cette période, les mouvements d’extrême droite romands et alémaniques ne vont pas vraiment collaborer, notamment en raison de la rivalité entre Mussolini et Hitler. Ce n’est qu’en 1937 que l’Union nationale et le Front national tentent une coordination, mais les deux partis sont alors déjà sur le déclin.
Depuis les années 1930, l’extrême droite suisse a connu de nombreuses mutations. Les groupes d’alors ont disparu, tout comme leurs successeurs. Pourtant, leurs idées sont toujours aussi présentes et même saisies d’un nouvel élan. Désormais, les nouveaux groupes peuvent compter sur les réseaux sociaux pour diffuser largement leurs idées, se coordonnent entre groupes romands et alémaniques et trouvent dans l’UDC un précieux allié qui leur a à la fois ouvert la voie au cours des trente dernières années et qui relaie leurs idées au sein des institutions.
La Junge Tat se fait rapidement connaître dès 2020 grâce à ses actions médiatisées et sa communication efficace sur les réseaux sociaux. Alors qu’en 2020, les actions de la Junge Tat consistaient principalement à poser des autocollants racistes et à diffuser de la propagande néonazie sur des canaux tels que Telegram, elle parvient en janvier 2022 à prendre la tête d’une manifestation de coronasceptiques à Berne avec une trentaine de militant·es et se poste quelque mois plus tard devant le Tanzhaus de Zurich où avait lieu une lecture de drag queens pour enfants, avec une banderole et des fumigènes.
Sur le plan idéologique, le groupe s’inscrit dans le mouvement identitaire et appartient à la Nouvelle Droite. Il se calque sur les réseaux néonazis internationaux tels que Blood and Honour et Combat18. Son logo – une flèche pointée vers le haut – représente une rune Tiwaz, un symbole utilisé par les jeunesses hitlériennes.
L’ascension rapide de la Junge Tat a un impact important sur l’extrême droite suisse et son influence. Tout d’abord, la façon dont l’organisation se met en scène tranche radicalement avec ce que faisaient les groupes néonazis en Suisse jusqu’ici: forte présence sur les réseaux sociaux, actions à l’esthétique recherchée et reconnaissable, figures de proue agissant à visage découvert, etc. Cette façon de faire permet de toucher un public plus jeune, mais aussi de s’appuyer sur une communauté de sympathisant·es bien plus large que leur noyau dur de militant·es, estimé à une vingtaine de personnes.
Ensuite, le recours à une rhétorique identitaire au lieu d’une rhétorique néonazie plus classique, en remplaçant «race» par «culture», en parlant de «remigration» et de «wokisme» ou encore en utilisant divers dogwhistles (appel du pied par un langage codé), leur permet de passer entre les mailles de l’arsenal pénal en matière de discours de haine et de lisser leur image, se présentant comme plus acceptables que les groupes qui les ont précédés.
Par ailleurs, le groupe s’est petit à petit imposé comme le bras armé de l’UDC. Ainsi, la Junge Tat peut mener des actions coups de poing sur un thème donné et l’UDC reprendre les mêmes revendications, les lisser et les porter au sein de parlements et de gouvernements.
Le collectif Némésis est un groupe identitaire et islamophobe fondé en France en 2019. Il mène différentes actions, dont des intrusions dans des manifestations féministes, accompagnées par un service d’ordre prêt à recourir à la violence. Le collectif apparaît en Suisse en juin 2021 et mène sa première action en se glissant dans une manifestation contre les violences sexistes et sexuelles à Lausanne en novembre de la même année.
La particularité de Némésis est qu’en se définissant comme «féministe identitaire», le collectif évite généralement d’être qualifié de néonazi par les médias, alors même que le collectif est profondément ancré dans les réseaux d’extrême droite tant sur le plan idéologique qu’organisationnel.
Militants Suisses est un groupe néonazi violent fondé en octobre 2020. Le groupe mène sa première action quelques mois plus tard à Sion en déployant une banderole islamophobe. Le groupe est en lien avec plusieurs autres groupes d’extrême droite romands, suisses-alémaniques ainsi que français: rencontre avec des membres de Junge Tat, rassemblement commun avec Résistance helvétique contre la dissolution de Génération identitaire en France, participation à la manifestation coronasceptique à Liestal en mars 2021, etc. Sur le plan du contenu politique, le groupe affiche ouvertement ses positions néonazies, rendant notamment hommage à des Waffen-SS sur Instagram. Comme la Junge Tat en Suisse alémanique, Militants suisses se caractérise par sa porosité avec les Jeunes UDC, dont est membre son fondateur ainsi que plusieurs autres militant·es.
Article paru dans Pages de gauche n° 193, automne 2024 (dossier «Fascisme: à combattre au passé et au présent»); l’article en version longue sur https://pagesdegauche.ch