Opération sauvetage réussie?
Après avoir fait la sourde oreille aux nombreux appels à l’aide du secteur industriel (ce qui avait abouti à la fermeture de la verrerie Vetropack à Saint-Prex en mai dernier), la Confédération a finalement accepté d’entrer en matière sur une aide financière au secteur sidérurgique. Les deux dernières aciéries suisses, Stahl Gerlafingen et Swiss Steel, confrontées à une forte hausse des coûts, ont demandé un soutien financier aux autorités.
La crise du secteur sidérurgique européen, vigoureuse depuis 2016, s’explique par plusieurs facteurs: le secteur est en surproduction depuis le début des années 2000, entraînant une pression à la baisse sur les prix et la profitabilité, ainsi qu’une diminution des parts de marché face à une concurrence rude. La hausse des prix de l’énergie provoquée par la guerre en Ukraine a ajouté une pression supplémentaire. Face à cela, l’Union européenne (UE) a appliqué en 2019, en plus de subventions, des contingents tarifaires (combinaison de droits de douane et de quotas d’importation) sur certains produits sidérurgiques en réponse aux taxes douanières instaurées par les Etats-Unis – ce qui avait déjà fragilisé la demande européenne au niveau suisse, sachant que 95% des exportations d’acier suisse sont destinées à l’UE1>Seco, 01.02.2019. Mesures de sauvegarde de l’UE sur les importations d’acier: conséquences pour la Suisse, seco.admin.ch/seco/fr/home/seco/nsb-news/medienmitteilungen-2019.msg-id-73860.html. Enfin, le secteur mondial doit aussi faire face à la concurrence chinoise, fortement subventionnée, et le franc fort n’a pas amélioré la situation.
Le Secrétariat d’Etat à l’économie (Seco) et le Conseil fédéral ont jusque-là refusé toute mesure de soutien, sous prétexte que celles-ci avaient des coûts trop élevés et nuiraient à la compétitivité à long terme. En conséquence, l’usine Stahl Gerlafingen annonçait en mai dernier fermer l’une de ses deux lignes de production et prévoyait de licencier 120 employés. Une situation dénoncée par les syndicats Unia et Syna, mais également par des entreprises partenaires. En effet, une cessation de l’activité pénaliserait d’autres secteurs dont l’usine est le fournisseur. Les syndicats ont aussi souligné que l’usine produisait majoritairement son acier en recyclant des déchets métalliques, contribuant ainsi à une production à bas carbone.
Face à des autorités davantage passives que libérales, une alliance inattendue, allant de l’UDC au PS, s’est instaurée au sein du Parlement. Finalement, une commission du Conseil national a proposé d’alléger les coûts liés à l’énergie sur quatre ans – sous condition de garantir les emplois et d’investir dans la décarbonisation – pour soutenir les aciéries suisses, permettant ainsi à Stahl Gerlafingen de poursuivre son activité pour le moment.
Cette aide n’est néanmoins pas du goût de Swissmem, l’association faîtière de l’industrie suisse des machines, des équipements électriques et des métaux. Son directeur Stefan Brupbacher déplore un soutien de la Confédération. En effet, selon lui, l’industrie sidérurgique n’est pas un secteur stratégique, et il souligne la possible de se fournir à l’étranger à moindres coûts.
L’«exception suisse» se trouvera cependant fragilisée si elle n’est pas activement soutenue par les autorités helvétiques. Le politologue Clément Guntern2>Guntern, C. (2022). «L’exception suisse, entre mythes et réalité». Le Regard libre, N° 85(5), 28-31. doi.org/10.3917/regli.085.0028 souligne qu’au vu de «la forte spécialisation de l’économie et l’étroitesse du marché national», la Suisse, mue par une forte conscience de la fragilité de sa prospérité, a su historiquement renforcer son économie par tous les moyens possibles, aidée par une forte imbrication entre ses élites politiques et économiques. Dans un contexte marqué par un retour au protectionnisme – réponse aux conséquences sociales et géopolitiques de la mondialisation – il est essentiel d’adopter une approche pragmatique, comme l’a proposé le Conseil national dans le cas de Gerlafingen et Swiss Steel, et non de se limiter à un libéralisme borné.
Si la Suisse mise principalement sa stratégie industrielle sur les technologies avancées et les historiques secteurs pharmaceutique et horloger, négliger des industries plus petites – comme la sidérurgie – en se sur-spécialisant met en péril la résilience de son économie. Globalement, elle augmente sa vulnérabilité aux fluctuations et chocs extérieurs, et sa dépendance aux importations.
Face à la crise écologique, il paraît d’autant plus urgent d’investir massivement dans la décarbonisation du secteur industriel et non pas de lui fermer la porte. La Confédération en semble pour l’instant loin.
Notes
Andjela Velicovic est étudiante en Master en économie politique et membre de Rethinking Economics Genève.