Du pain et des jeux
A entendre les spécialistes, la victoire de Trump s’explique surtout par l’inflation qui affecte les ménages américains, ainsi que par la campagne proche des gens qu’il aurait menée. Même ses outrances l’auraient servi! Un avis peut-être fondé, mais problématique quand, partant de ce constat, les commentateurs passent au jugement de valeur; selon eux, ce serait ce langage populiste que les gens voudraient entendre! Et haro sur le Parti démocrate, élitiste, coupé des réalités, qui aurait trop valorisé des notions abstraites telles que la démocratie ou la liberté… Comme si, parce que Trump a gagné, il fallait rétrospectivement cautionner sa stratégie!
Notons d’abord le préjugé selon lequel les personnes éduquées seraient par nature incapables de voir ce que vit l’ensemble de la population. Pour voter juste, les élites devraient se renier, perdre tout esprit critique, applaudir aux pitreries et aux mensonges de n’importe quel tribun. Mais est-ce que, vraiment, elles ignorent tout de la précarité sociale, du déclassement? Aux Etats-Unis, où les études coûtent cher, beaucoup d’étudiant·es ont dû lourdement s’endetter!
Et croire que le peuple n’élit ses dirigeants que sur des critères économiques, n’est-ce pas un préjugé de classe? Les électeurs et électrices des masses populaires ne seraient-ils pas aussi sensibles que les autres aux discriminations ou à la restriction des libertés? Seraient-ils incapables de comprendre que l’inflation qui a sévi aux Etats-Unis dès 2020 résulte des choix du premier gouvernement Trump, et que le protectionnisme à venir la relancera de plus belle? Et sont-ils tellement naïfs qu’ils devraient croire aux promesses économiques d’un milliardaire élevé dans la soie, qui a frôlé plusieurs fois la faillite, qui passe ses week-ends à golfer?
En fait, le peuple que vise Trump, c’est celui dont déjà rêvaient les empereurs romains: des gens qui, sans trop réfléchir, se satisfont de leur pain quotidien, soit un hamburger pas cher, qui applaudissent aux jeux violents des gladiateurs, soit à l’écrasement de tout concurrent. Tant qu’ils trouveront ainsi de quoi manger à leur faim et se distraire à bon compte, ils ne chercheront pas à s’élever. Ce n’est pas pour rien que les trumpistes veulent couper dans l’éducation, laissant alors prospérer le créationnisme, le sexisme, le suprématisme, le climato-scepticisme. Sus au savoir! Que pèse désormais la seule parole des chefs.
Cette ignorance leur sert, elle facilite l’amnésie. Les électeurs et électrices de Trump ont oublié sa gestion désastreuse du Covid, l’endettement public qu’il a aggravé, sa capitulation face aux talibans afghans, ses accolades avec le tyran Kim Jong-un, son désastreux retrait de l’accord nucléaire avec les Iraniens, ses concessions aux extrémistes israéliens, son abandon des Palestiniens lors des accords d’Abraham avec certains pays arabes…
Rien qu’un peu de culture historique nous rappellerait les risques du national-populisme! Les hommes forts se sont toujours imposés en surfant sur des crises économiques, en alimentant la peur du déclassement, tout cela à force d’excès, en cassant les codes; mais loin d’améliorer la situation de celles et ceux qui les adulaient, leur exercice du pouvoir n’a souvent fait que la péjorer; le peuple a cru que son aisance matérielle pouvait passer avant sa liberté, il a finalement perdu l’une et l’autre.
Décidément non, le libre arbitre, l’esprit critique, le respect de l’autre, ce ne sont pas des valeurs que nos démocraties auraient tort de considérer comme prioritaires. En promettant du pain et des jeux à ses électeur·rices, le démagogue d’aujourd’hui ne tend en réalité qu’à en faire des moutons, certes nourris et divertis, mais de plus en plus captifs des faux-semblants que leur offrent ses amis les empereurs de la tech, de la finance et du pétrole, qui ont là tout à y gagner; tant que les citoyen·nes se laissent distraire par le cirque, ils et elles ne songent pas à explorer ses coulisses, à se demander à qui le spectacle profite le plus…
Nicolas Rousseau est essayiste et écrivain, de Boudry (NE).