La peur de la «surpopulation étrangère»
L’histoire de la migration est une histoire de luttes politiques pour les uns et contre les autres. En Suisse, la politique des étrangers s’est polarisée depuis ses débuts autour de l’étranger et de la peur d’une prétendue «surpopulation étrangère». Aujourd’hui encore, le thème de la migration provoque des clivages et des durcissements. En quoi la politique d’intégration officielle participe-t-elle à ce phénomène?
Panique migratoire, rhétorique de crise contre les réfugiés et narratifs sociopolitiques poussant à l’indignation nourrissent les controverses sur les personnes venues dans notre pays pour y rester. Au cours des cent dernières années, les immigrés ont été régulièrement discriminés en tant qu’«étrangers indésirables», leur présence étant montée en épingle jusqu’à justifier un alarmisme dans les milieux nationalistes et populistes de droite. Cette inquiétude, qui anime encore aujourd’hui les confrontations idéologiques et les conflits entre partis opposés, Zygmunt Bauman l’a appelée «mixophobie», entendez: une peur de voir l’inconnu prendre des proportions incontrôlables.
Or ce genre de sentiment peut se transformer en une hostilité toxique et prendre des traits xénophobes ou racistes. Nos sociétés devraient se méfier de cette énergie métaphysique hautement inflammable. En effet, à en croire le récent diagnostic sur la polarisation établi par Mau, Lux et Westheuser, s’il y a un sujet réellement explosif dans le discours actuel sur les dynamiques qui divisent la société, c’est bien la migration. Cela dit, aucune preuve empirique ne permet de confirmer en Europe le tour émotionnel que prend la polarisation dans le contexte américain.
Intégration et polarisation
Cette situation est sans doute due au fait que l’Etat est traversé par une tension fondamentale apparemment insoluble: le contrôle du territoire dont il a la tâche se heurte aux mouvements migratoires et aux parcours individuels des migrants. De là naissent des conflits sur le degré d’ouverture ou de fermeture à préconiser pour le territoire, avec pour corollaires des barrières de protection ou un accueil humanitaire, des attentes économiques pour les indigènes ou des droits politiques pour les étrangers. Pendant de nombreuses décennies, la charge émotionnelle des sociétés démocratiques occidentales a été délibérément gonflée par ces tensions.
Dans l’intervalle, la politique a capitalisé sur les désaccords en alimentant le sentiment de résistance contre la diversité ou contre la surpopulation. Il n’est donc pas surprenant que la défense du pays et l’exclusion soient toujours considérées comme des moyens éprouvés dans la politique des étrangers et la politique d’asile. En même temps, on peut s’interroger sur le lien entre la politique d’intégration et les tactiques actuelles censées défendre la société. En effet, au milieu des années 1990, une force politique prônant la cohésion sociale et l’idéal d’une société plurielle issue de la migration a gagné en importance. Le Conseil fédéral (et l’administration fédérale) y a contribué avec le modèle d’intégration, en faisant apparaître la diversité ethnique et culturelle comme un enrichissement et en commençant à promouvoir les immigrés comme une ressource pour la société.
Sur le plan du discours tout au moins, ce nouveau programme étatique a bouleversé le problème des étrangers tel qu’il avait été cultivé durant des décennies. Depuis lors, il s’agit de créer un cadre approprié pour l’intégration, et non plus de lutter contre la population étrangère. Plusieurs raisons motivent cette réévaluation positive de l’immigration. Mais si l’on veut expliquer la permanence de la polarisation contre les étrangers, il faut ici formuler une thèse qui paraîtra peut-être, à première vue, quelque peu insolite.
L’Etat, fabrique de polarisation
A l’origine de la politique suisse à l’égard des étrangers, au début du XXe siècle, le Conseil fédéral adopte une stratégie policière de lutte contre une prétendue «surpopulation étrangère». Le discours officiel voit dans l’«afflux d’étrangers» un «risque très aigu de surpopulation étrangère» capable de déborder les «capacités d’accueil du pays». Dominant, ce scénario polarise. Les statistiques officielles classent la population en deux blocs, les Suisses et les étrangers, les mettant dans une relation d’exclusion. Non seulement l’influence des étrangers menace de «détruire» lentement la «spécificité» des Suisses, mais si la part des étrangers venait à augmenter, la population suisse diminuerait – jusqu’à menacer de disparaître complètement.
L’Etat affiche ainsi la volonté de s’opposer à ce danger vital pour le «peuple» et la «patrie» moyennant de grands efforts, faisant apparaître le «combat» comme «inéluctable». La police fédérale des étrangers est créée en 1917 déjà, et une première loi fédérale sur le séjour et l’établissement des étrangers entre en vigueur en 1934. De manière obstinée, les autorités légifèrent et enregistrent les arrivants pour réduire «l’afflux» d’étrangers. Leur objectif est de freiner la «courbe ascendante des étrangers» par une pratique restrictive en matière d’autorisation et par une limitation substantielle de la durée de séjour ou des autorisations d’établissement.
La polarisation autour de la question des étrangers prend une nouvelle tournure dans les années 1960. Le rejet des étrangers crée une véritable controverse dans l’opinion publique. Des groupes politiques combattent la présence de la population étrangère avec les moyens de la démocratie. Toute une série d’initiatives contre la surpopulation étrangère poussent les autorités à une gestion plus restrictive des travailleurs étrangers, exigeant même une réduction de la proportion d’étrangers à 10%. Les acteurs populistes de droite ne se contentent pas d’exploiter le clivage traditionnel entre population suisse et étrangère. Ils mettent également en question la politique officielle du Conseil fédéral dans ce domaine. Bien que les initiatives populaires échouent (parfois de peu), le discours sur la surpopulation étrangère continue à dominer la politique officielle.
Il est vrai que le Conseil fédéral s’est mis lui-même à considérer de plus en plus la surpopulation étrangère comme un problème de société opposant les Suisses et les étrangers. D’un discours idéologique bien rodé, la défense contre l’emprise étrangère est devenue un véritable problème; c’était fatal, avec la politique mise en place par le Conseil fédéral. Mais la réponse du gouvernement aux tensions dans l’opinion publique consiste ensuite en une innovation tactique: au contrôle visant à limiter le nombre des étrangers, il ajoute une politique d’intégration et d’assimilation pour réagir aux fractures culturelles et sociales alimentées par la polarisation de la société. Quel est son plan? Si les étrangers s’assimilent, ils seront moins combattus par la population locale. La politique d’intégration quant à elle vise à améliorer les relations entre les deux populations censées s’opposer. En reprogrammant de cette manière la politique officielle qui clivait la société, le Conseil fédéral cherche à calmer le jeu et, en fin de compte, à pacifier l’opinion publique.
L’Etat, fabrique d’intégration
Depuis lors, le Conseil fédéral s’engage pour l’intégration de l’ensemble de la société et donc une politique favorable à l’hospitalité. Il vise ainsi un vivre ensemble harmonieux et une meilleure cohabitation entre populations suisse et étrangère. Au lieu de mettre en place des tactiques de lutte contre la surpopulation étrangère, l’Etat s’intéresse aujourd’hui à l’impression d’emprise étrangère ressentie par la population indigène. C’est notamment pour écarter les obstacles à l’intégration qu’il mène désormais la lutte contre la xénophobie et le racisme. Présentée comme un programme de lutte contre la polarisation, la politique d’intégration atténue certes les anciens clivages que suscitait la politique migratoire, mais le remède n’a qu’un effet limité. A l’ère de l’intégration, les initiatives populistes de droite se suivent sans discontinuer (contre la construction de minarets; contre l’immigration de masse; contre la surpopulation – pour la préservation durable des ressources naturelles; contre une Suisse à 10 millions, etc.).
Même dans le format que lui ont donné les autorités, la lutte contre les étrangers indésirables n’a pas disparu. Elle s’est portée vers le groupe des étrangers réputés non intégrables ou réticents à s’intégrer, irréguliers ou fautifs. Un régime d’immigration restrictif et une politique obligeant les immigrés à s’intégrer bordent ainsi la politique d’intégration censée désamorcer les tensions sociales. Le traitement structurellement inégalitaire des personnes originaires de pays tiers par rapport à celui réservé aux personnes provenant des pays de l’UE/AELE trouve ici une certaine logique.
Ainsi l’Etat veut-il abandonner les anciens clivages et durcissements en développant une politique d’intégration, elle-même devenue sujette aux récupérations polarisantes. Si l’on ne parvient pas à abolir le schéma sous-jacent qui oppose amis et ennemis sur un mode ethnico-national, la mixophobie et l’intégration continueront à saturer l’opinion d’émotions politiques alimentant indéfiniment cette polarisation. Un risque que nous ne devrions pas prendre.
*Esteban Piñeiro est sociologue, professeur à la Haute école de travail social de la HES de la Suisse du Nord-Ouest. Ses recherches portent sur la politique d’intégration suisse et l’appartenance ethnique dans le contexte de l’administration publique.
Article paru sous le titre «Un modèle de polarisation: la défense contre la ‘surpopulation étrangère’» dans Tangram, revue de la Commission fédérale contre le racisme (CFR), no°48, 2024, www.ekr.admin.ch/home/f112.html