Géographies de l’histoire
«Vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà», écrivait déjà Blaise Pascal. L’histoire ne fait pas exception aux disciplines accusées d’avoir longtemps adopté – ou d’adopter toujours – un regard ethnocentrique. A chacun son histoire! clameront certains; n’est-elle pas toujours affaire de points de vue – si ce n’est dans l’établissement des faits, du moins dans leur évaluation? Cherchons à y voir plus clair.
Un premier souvenir, pour commencer. Alors que mes filles suivaient une scolarité bilingue en français et en allemand, un détail de leurs manuels m’arrêta: tandis que l’un des chapitres français traitant du haut Moyen Âge était intitulé les «invasions barbares», le chapitre parallèle allemand annonçait, lui, une «migration des peuples». D’un côté, l’impression donnée glaçait le sang, de l’autre, on semblait vouloir narrer de paisibles pérégrinations ethniques!
Deuxième souvenir, récent celui-ci. Il y a une dizaine de jours, j’étais invité par la Société de lecture de Genève à modérer un échange entre l’ancien premier ministre français, Edouard Philippe, désormais candidat à la magistrature suprême de son pays et Giuliano da Empoli, l’ancien conseiller politique de Matteo Renzi, par ailleurs essayiste et romancier.
Evoquant le dernier succès du second, Le Mage du Kremlin – une fiction politique qui fait de ses lecteurs les familiers des Berezovsky, Prigojine, Limonov et autre Poutine –, nous avons discuté une affirmation que l’auteur attribue à son protagoniste Vadim Baranov (le double romanesque de Vladislav Sourkov, l’ancien spin doctor du Kremlin) suivant laquelle l’époque n’est plus aux figures politiques d’exception, aux «artistes» (c’est le mot de Baranov) comme «Churchill, Staline ou Hitler». Emoi dans l’assistance: Quoi?! Churchill mis sur le même plan que ces deux démons totalitaires? Da Empoli de préciser qu’il s’agissait là de la saillie de l’un de ses personnages et non de son jugement propre!
Et pourtant, là encore, n’y a-t-il pas matière – sinon à amalgame – du moins à perspectives plurielles? Qui se souvient que Gandhi jugea, un temps, plus sévèrement Churchill qu’Hitler? Qui se rappelle, aujourd’hui, l’oppresseur de l’Irlande, le bourreau de l’Inde, l’instigateur de répressions brutales, comptable – en particulier – d’une famine extraordinairement meurtrière (plusieurs millions de morts) dans la région du Bengale, pays de «macaques» selon «l’honorable» tory britannique…? Bien sûr, Churchill fut aussi une plume spirituelle et un résistant intrépide au nazisme, sachant redonner courage aux habitants des quartiers bombardés de Londres.
Un dernier exemple, davantage étayé, pour conclure. Les vainqueurs de la guerre froide n’ont eu de cesse de comparer les conditions de vie à l’Est et à l’Ouest suivant un prisme digne du «fétichisme de la marchandise» (Marx), à savoir d’une attention assez strictement orientée sur la consommation, la jouissance des clients, omettant ainsi de considérer les conditions de la production ou encore d’autres données intéressantes comme la place des femmes dans la société, dans les plus hautes fonctions civiles et politiques, l’entrée rapide et massive de filles et fils de la classe ouvrière dans les universités, l’acculturation des milieux populaires à la plus haute culture littéraire ou musicale, etc.
A l’aune retenue, l’évidence semble sauter aux yeux: le consommateur de l’Ouest a tôt eu le choix entre une dizaine de pâtes dentifrice différentes et rarement a-t-il été confronté à des files d’attente et autres tickets de rationnement. Rappelons toutefois que, de leur côté, la Russie puis l’URSS ont dû se relever d’une succession de conflits d’ampleur considérable: les deux guerres mondiales bien sûr, mais aussi une guerre civile couplée à l’intervention d’une coalition d’une quinzaine de nations. Sortie exsangue de ces belligérances, elle a perdu plusieurs dizaines de millions de femmes et d’hommes – dont beaucoup auraient été susceptibles de contribuer au développement ultérieur du pays. Tel fut, en particulier, le prix (avec la concentration de l’effort productif en direction de l’armement et, donc, le délaissement de maints biens de consommation courante) de la victoire sur le nazisme… victoire qui ne nous fut pas tout à fait indifférente.
Côté occidental, côté capitaliste, on gagnerait à se demander où en seraient nos conditions de vie sans le maintien d’échanges inégaux avec les pays du Sud? Que serait notre niveau de vie sans cette formidable prédation d’énergies et d’intelligences humaines, ce pillage de ressources minières, agricoles, etc.? Lorsque l’on comparait la vie des Américains ou des Français d’avant 1989 à celle des habitants de la RDA, il eut fallu comparer leur bilan respectif à cette aune mondialisée, car le bilan écologique de l’Occident est celui des forêts dévastées d’Amazonie, notre bilan en matière de conditions de travail est celui des fileuses de Dacca écrasées sous les débris du Rana Plaza, les droits de l’enfance en Occident doivent intégrer leur envers – ceux floués des jeunes Congolais étouffant dans les galeries des mines de cobalt. Que l’Occident ait pu opposer aux pays du «socialisme réel» son attachement aux droits humains et à la liberté relève d’une berlue sévère ou d’une hypocrisie pendable.
«Le capitalisme, affirmait Coluche, c’est l’exploitation de l’Homme par l’Homme; le communisme, ajoutait-il, goguenard, c’est le contraire…» Il nous faut, à la vérité, compliquer l’équivalence du joyeux luron: si l’Est pressurait effectivement rudement ses administrés, l’Occident, lui, a vampirisé le monde. Aussi, l’histoire des pays dits «avancés» mérite-t-elle d’être réécrite au travers d’un prisme internationalisé. Quant aux aspirations qui animaient les mouvements d’émancipation, elles demeurent d’avenir: comment se développer sans nuire à la planète? comment s’hominiser sans écraser autrui?
*Mathieu Menghini est historien et théoricien de l’action culturelle.