L’éternité, c’est long, surtout au début!
Pour rendre service à une amie empêchée, je la remplace à la Faculté de… théologie de l’université de Genève, pour une conférence1>Disponible en 3e position sur: https://www.unige.ch/theologie/a_ciel_ouvert/enseignement-1/enseignements/cours-transversal-dautomne-2024-voyages-au-coeur-du-temps sur le temps de l’histoire humaine. Me voici face aux autorités concernées, fort accueillantes, et à un public dense et sympathique, d’un âge certain, parmi lequel d’anciens et d’anciennes étudiant·es, perdu·es de vue depuis des décennies et goguenard·es de me retrouver là! Comme j’aime bien l’histoire et la philosophie des sciences, je commence en Occident en 1600, du temps où des évêques irlandais, puis anglais, dataient la création du monde un 23 octobre à 9 heures du matin, l’un en 4004 avant JC, l’autre précisant que c’était un dimanche, le 23 octobre aussi, mais 75 ans plus tard!
Ces scientifiques de leur temps se basaient sur la généalogie (exclusivement mâle) des prophètes bibliques et leurs durées de vie. Genre Adam 930 ans, Mathusalem 969 ans, son fils Lamech 777 ans seulement mais qui engendre son fils Noé à 182 ans (chapeau!). Noé vit 950 ans, pas loin du record de papy Mathusalem, qu’il perd à 200 ans, l’année du déluge (on ne sait pas si c’était avant ou dedans). Bref, pour la Bible, le monde aura 6028 ans (ou seulement 5953) la semaine prochaine.
Ces datations étaient niées par un prêtre italien, le regretté Giordano Bruno, qui pensait que le temps et l’espace étaient infinis. Giordano finit torturé, puis barbecue catholique sur la place des fleurs à Rome. En ces temps, on ne badinait pas avec la Bible! Plus tard, en 1755, Kant, célèbre philosophe, échappe au pire après avoir affirmé, lui aussi, que la durée des temps était infinie, mais en plus que la création était continue. Il devait avoir des relations pour qu’on lui pardonne ça. Des temps infinis, c’est l’éternité et c’est vraiment très long. Pas seulement à la fin, comme disait Woody Allen sans l’avoir vérifié, mais surtout au début! Et ça change tout, en particulier pour les espèces vivantes: en 6000 ans, rien ne bouge, tandis qu’en une éternité, les espèces peuvent se transformer, devenir n’importe quoi…
Le grand Buffon avait compris que si la Nature bricolait des chevaux, elle pouvait inventer l’âne… et pourquoi pas le singe à partir d’humains «dégénérés»? Il avait écrit, avec hésitation, que «… d’un seul être [la Nature] a su tirer avec le temps tous les autres êtres organisés». Il a donc cherché à dater la formation de la Terre par des méthodes pittoresques, faisant appel à l’astronomie, aux migrations des éléphants ou à des expériences sur des boulets de canon chauffés à blanc. Il trouva une fois 70’000 ans, une autre 400’000 ans, en tous cas bien plus que les 6000 ans bibliques.
Il faudra les études des géologues sur le dépôt des couches de terrain et la libération éphémère de la parole scientifique à la Révolution française pour que Lamarck puisse parler de millions d’années et décrire la transformation généalogique des espèces, depuis les formes de vie les plus simples. Ceci en 1800, soit sept ans avant la naissance de Charles Darwin.
Aujourd’hui, la science accorde à la Terre 4,5 milliards d’années et au Big Bang 9 à 15 milliards (ça varie plus que les 75 ans d’écart des évêques irlando-anglais). Mais certains astronomes parlent d’origine de l’univers, et ça pue le créationnisme! Je préfère l’infini du passé de Giordano Bruno ou de Kant, le Big Bang n’étant que le plafond de verre de nos connaissances. Dans cette éternité d’avant, nous arrivons très tard: 60 millions d’années pour les primates, 40 millions pour les grands singes, 6 à 9 millions pour nos derniers ancêtres communs avec les gorilles, chimpanzés et bonobos, dont les ancêtres continuent à s’hybrider avec les nôtres longtemps. Enfin, vers 3 millions d’années, apparaissent de présumés Homo qui engendrent sapiens il y a 300’000 ans. Les premiers rites funéraires connus ont 100’000 ans, l’agriculture 12’000 ans. Bien plus que les 6000 ans des religions du Livre. Incapables de voir plus loin que le bout du nez de leurs prophètes!
Notes
* Chroniqueur énervant.