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«Un gouffre moral et politique»

Le 7 octobre aura lieu la commémoration des attaques du Hamas contre Israël, qui ont tué environ 800 civils. En massacrant 41’000 de ses habitant·es en représailles, Israël a franchi toute les lignes rouges.
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«Le consentement à l’écrasement de Gaza»
Camp de réfugié·es de Al Nusairat, 1er octobre 2024. KEYSTONE
Gaza

Dans son dernier essai intitulé Une étrange défaite1>Une étrange défaite, sur le consentement de l’écrasement de Gaza, La Découverte, septembre 2024, 198 pages. L’auteur fait référence au titre de l’ouvrage de March Bloch, L’Etrange défaite, qui analyse ce qui avait conduit à la déroute de l’armée française en 1940. «La défaite d’alors était militaire. Celle d’aujourd’hui est morale», écrit Didier Fassin., Didier Fassin documente la manière dont les gouvernements occidentaux ont consenti à «l’écrasement de Gaza», après les attaques criminelles du 7 octobre. Le professeur au Collège de France jette une lumière crue sur l’acceptation du massacre des Palestinien·nes.

En parallèle, l’anthropologue raconte la façon dont certaines élites intellectuelles ont «systématiquement condamné» toutes les voix opposées à la guerre, et se sont opposées à ceux qui rappelaient les décennies de spoliation et de violence dont sont victimes les Palestinien·nes. Il perçoit toutefois un infléchissement à partir du 26 janvier 2024, date à laquelle la Cour internationale de justice a indiqué qu’il existait un risque plausible de génocide commis par Israël contre la population palestinienne dans la bande de Gaza. «Mais c’est le soutien à sa destruction que retiendra l’histoire», assure Didier Fassin2>Didier Fassin est titulaire de la chaire «Questions morales et enjeux politiques dans les sociétés contemporaines » au Collège de France. Il enseigne également à l’Institute for Advanced Study de Princeton et à l’Ecole de hautes études en sciences sociales.. Entretien.

Votre livre tend à démontrer que le monde occidental soutient dans son ensemble la punition collective d’Israël à Gaza. Pourquoi était-ce important de l’écrire pour vous?

«Le consentement à l’écrasement de Gaza» 1

Didier Fassin A mes yeux, il était essentiel de laisser une trace de ces événements et de leur interprétation. D’une part, car la version des faits exposée par l’Etat hébreu a été reprise telle quelle par les pouvoirs publics et une partie des élites intellectuelles occidentales. Ceux-ci ont soutenu la politique d’Israël et consenti à ses massacres. Cette position était en outre relayée par nombre de grands médias. La contredire exposait à des dénonciations et des sanctions.

D’autre part, ce narratif a commencé à changer à la suite de la décision de la Cour internationale de justice considérant un plausible génocide. Accusé de ce crime, l’Etat israélien s’est ensuite efforcé de faire oublier les déclarations exterminatrices de ces leaders. Les gouvernements occidentaux ont alors eux aussi renoncé à leurs discours les plus belliqueux et à leur refus d’un cessez-le-feu. Idem pour les élites intellectuelles. L’histoire commençait à être réécrite. On a essayé d’effacer les traces les plus embarrassantes des encouragements aux crimes de guerre faits au nom de qu’on appelait le droit de se défendre.

Comment expliquez-vous cette complaisance des élites et des Etats occidentaux à l’égard d’Israël?

Plus que la responsabilité historique des pays européens au regard de la Shoah, ce qui est en jeu est qu’Israël représente un bastion occidental dans une région musulmane perçue comme hostile. La montée du racisme anti-arabe et anti-musulman, jointe à l’association de l’image des Palestiniens au terrorisme jouent un rôle important dans le consentement à l’écrasement de Gaza. Car le gouvernement israélien a été clair dès le 7 octobre. Il ne s’agit pas seulement d’une guerre Israël-Hamas. C’est la nation palestinienne toute entière que le président de l’Etat hébreu a désignée comme responsable, justifiant une répression sans merci contre les civils, en référence à Amalek, l’ennemi biblique des Juifs.

Selon vous, il y a donc une compassion sélective et une «inégalité des vies» selon qu’on se trouve en Ukraine ou en Palestine?

Il y a bien une asymétrie. On envoie de l’armement aux Ukrainiens pour qu’ils se défendent contre l’invasion russe. En même temps, on alimente la machine de guerre israélienne pour que leur armée détruise les habitations et les habitants de Gaza. Cette asymétrie concerne le conflit israélo-palestinien dans son ensemble. Les médias ont légitimement permis que s’exprime une compassion à l’égard des familles israéliennes victimes du 7 octobre. En revanche, ils ont rarement donné à voir la souffrance des familles palestiniennes. Lors des bombardements de 2009 et 2014 contre Gaza, il y a pourtant eu 250 fois plus de civils et 550 fois plus d’enfants tués côté palestinien que côté israélien. On compte plus de 41’000 morts palestiniens depuis le 7 octobre et ce bilan est largement sous-estimé.

Après les attaques du 7 octobre, plusieurs atrocités racontées dans les médias se sont révélées montées de toutes pièces. Ces fausses informations ont-elles alimenté un sentiment de vengeance jusqu’en Occident?

On a en effet parlé de quarante nourrissons décapités, d’une femme enceinte éventrée, de deux adolescentes dévêtues présentant des signes de viol. Ces fake news ont suscité un sentiment d’horreur et de colère qui a nourri l’esprit de vengeance dans la population israélienne et le soutien occidental aux représailles annoncées. Or, des enquêtes menées par des journalistes israéliens ont établi que ces atrocités avaient été fabriquées. Elles ont toutefois continué à alimenter la communication israélienne. La population palestinienne a été accusée de s’en être réjouie, tandis que le président des Etats-Unis a partagé lui-même ces fausses informations.

«Ce qui est en jeu est qu’Israël représente un bastion occidental dans une région musulmane perçue comme hostile» Didier Fassin

La mission indépendante des Nations unies a néanmoins conclu qu’il existait «des motifs raisonnables de croire» que des violences sexuelles avaient été commises par les assaillants. Il ne s’agit donc pas de minimiser les crimes de guerre et probablement contre l’humanité perpétrés ce jour-là.

Toutefois, l’opération Déluge d’Al Aqsa est considérée par certains comme un pogrom antisémite côté occidental, et parfois comme un acte de résistance dans les pays du Sud. Comment se fait-il qu’il y ait deux lectures si différentes?

Parler de pogrom, c’est réduire l’attaque du Hamas à un crime absolu, irrationnel, pur acte de haine antisémite. Parler de résistance, c’est rappeler les décennies d’oppression et de colonisation, de violences et de déprédations, d’humiliations et de provocations qui ont précédé l’attaque. La qualification de pogrom efface l’histoire, déresponsabilise l’Etat hébreu et légitime sa répression féroce. Elle prévaut donc parmi les soutiens du gouvernement israélien. La qualification de résistance réinscrit l’événement dans une histoire, invite à réfléchir sur les violations des résolutions des Nations unies par Israël et à l’absence de réaction de la communauté internationale face à ces violations. Elle s’impose donc parmi les défenseurs des droits palestiniens.

Quel est l’enjeu de considérer le Hamas ou le Hezbollah comme des organisations uniquement terroristes?

Cette qualification permet surtout de légitimer la guerre. Elle est retenue par la plupart des pays occidentaux, mais non par la majorité des pays du Sud. Historiquement, les Etats ont décidé que le mot «terrorisme» ne pouvait être attaché qu’à des actions menées par des entités non étatiques. Ainsi, une agression au couteau par un homme palestinien qui blesse un policier israélien est un acte terroriste, mais un bombardement de civils palestiniens par l’armée israélienne, dont des responsables affirment vouloir ainsi créer un choc dans la population, est une opération militaire…

L’utilisation du terme terrorisme permet aussi de discréditer les organisations internationales d’aide à la Palestine comme l’UNRWA…

L’accusation par Israël d’implication de membres de cette agence humanitaire des Nations unies dans l’incursion meurtrière du 7 octobre visait à délégitimer une institution qui permet aux Palestiniens de survivre dans des conditions d’extrême pénurie. Elle a été efficace, conduisant plusieurs Etats occidentaux à interrompre leur financement et épargnant à Israël les critiques pour l’assassinat de dizaines de travailleurs humanitaires des Nations unies. Une mission indépendante a pourtant établi que les allégations contre l’UNRWA étaient fausses. Le gouvernement israélien n’a pas même essayé d’en apporter des preuves.

Vous analysez le rôle des journalistes dans la propagation de fausses informations partagées par l’armée israélienne…

Des centaines de journalistes du monde entier ont eux-mêmes condamné le biais pro-israélien des grands médias occidentaux. Des enquêtes ont établi que des rédactions demandaient à leurs équipes de ne pas utiliser des mots pouvant affecter l’image d’Israël. Il leur fallait évoquer la guerre en la rapportant aux événements du 7 octobre sans mentionner l’histoire dans laquelle ils s’inscrivaient. Ce parti pris a surtout été celui des télévisions et des radios nationales et plus encore des chaînes d’information continue. La presse écrite a été plus vigilante et a quelque peu corrigé cette tendance. Mais des médias indépendants en Israël, dans les pays arabes et dans le monde occidental, ont conduit des investigations mettant à mal la communication de l’Etat hébreu, révélant les atrocités commises par l’armée israélienne et les violences subies par les Gazaouis.

Israël a-t-il selon vous durablement perdu le soutien international dont il disposait avant le 7 octobre?

La légitimité morale de l’Etat hébreu a été profondément ébranlée par la cruauté de sa guerre à Gaza, de son blocus qui affame les habitants et des destructions de tout ce qui peut rappeler l’histoire et la culture du peuple palestinien. Mais le soutien politique apporté par la presque totalité des pays occidentaux et une partie des Etats voisins arabes n’a pas été ébranlé. Il s’est creusé un gouffre moral et politique dans l’ordre mondial entre les pays du Nord et ceux du Sud face à la catastrophe de l’écrasement de Gaza.

Notes[+]

International Pierre Coudurier Gaza Israël-Palestine 

Dossier Complet

Gaza - un an: un gouffre moral et politique

jeudi 3 octobre 2024
Le 7 octobre prochain commémorera le début d'une guerre sans précédent au XXIe siècle. Face à cette catastrophe et ses conséquences, l'équipe du Courrier a réalisé ce dossier spécial.

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