Solidarité

«Ils auraient pu être nos enfants»

Une médecin ayant réalisé plusieurs missions humanitaires depuis le 7 octobre raconte le quotidien des hôpitaux de Gaza – témoins de la brutalité meurtrière déchaînée contre le peuple palestinien.
cet article vous est offert par le courrier
Chaque jour Le Courrier vous offre de nouveaux articles à lire. Abonnez-vous pour soutenir un média indépendant et critique.
«Ils auraient pu être nos enfants»
Sophie* loue l’héroïsme de ses collègues palestinien·nes qui travaillent dans une précarité absolue et une ambiance d’apocalypse. KEYSTONE
Gaza

«Pourquoi avons-nous dû laisser mourir Nour? Pourquoi cette guerre? Pourquoi ces enfants ?» Ce sont quelques-unes des questions qui hantent Sophie* depuis qu’elle est rentrée de sa dernière mission à Gaza, en juin dernier. Pour la quatrième fois depuis le 7 octobre, cette médecin établie en Suisse était partie avec une ONG pour appuyer ses confrères palestinien·nes affrontant les horreurs causées par l’armée israélienne.

Les images qui se pressent dans la tête de Sophie sont terribles. Elle a consenti à en partager quelques-unes avec Le Courrier. En gardant l’anonymat pour des raisons de sécurité. En effet, plusieurs de ses confrères européen·nes revenu·es de mission humanitaire à Gaza ont reçu menaces de morts et intimidations en raison de leur engagement.

«Laissez-moi partir»

«Tout le monde se trouve dans une grande salle, il n’y a aucun box séparé. Tu enjambes les blessé·es et les flaques de sang et tu fais le plus urgent.» Sophie raconte le service des urgences du dernier hôpital gazoui où elle a opéré. Au milieu des gémissements des mourant·s agonisant sans anesthésie, des prières des patient·es qu’il faut parfois amputer à vif, des enfants suppliant les soignant·es de sauver leur frère ou leur mère. Parmi les cris et les pleurs aussi de ceux qui ont perdu leurs proches. La morgue est juste à côté.

«A Gaza, on doit toujours faire des choix.» Lorsqu’elle prend en charge Ibrahim, 11 ans, Moussa, 6 ans et Nour, 14 ans, Sophie vient d’arriver dans l’enclave. Elle a juste eu le temps de déposer sa valise – dont les soldats israéliens avaient confisqué remèdes et équipements médicaux aux checkpoints – dans sa chambre d’hôpital. Couvert de terre et de sang, Ibrahim est inconscient. L’enfant a été éventré par l’explosion d’une bombe, ses intestins sont à l’extérieur de son petit corps. Son frère Moussa est éveillé, le ventre en partie ouvert lui aussi. A leurs côtés, leur cousine Nour est consciente, calme. Pourtant, une de ses jambes a été arrachée. Un bout de son fémur est entouré de quelques débris de peau, de muscles déchiquetés et de sang.

Ce jour-là, il y a trois enfants blessés mais seulement deux salles d’opération. Nour, qui a entendu la discussion des médecins, leur dit alors: «Laissez-moi partir et sauvez mes cousins. Je n’ai plus de famille. Que vais-je faire, seule à Gaza avec une jambe en moins?» Sophie et ses confrères ont réussi à sauver Ibrahim et Moussa. Nour est morte quelques heures plus tard, des suites d’un choc hémorragique et d’un «crush syndrome».

Mangé par un molosse

Sophie se rappelle aussi d’Ahmad, 11 ans. Cramponné à son sac à dos, figé et silencieux malgré le sang qui goutte à ses pieds, l’enfant refuse de sortir de l’ambulance. A force d’insistance des soignant·es, il finit par sortir de son mutisme. S’il ne veut pas lâcher sa besace, c’est qu’elle renferme les restes démembrés de son frère Mohamad, douze ans, qu’il a ramassés lui-même. Ahmad et Mohamad jouaient à vélo lorsque les bombes israéliennes sont tombées.

Sophie a également soigné Omar, 6 ans. L’enfant se trouvait à la maison avec sa maman et sa sœur, lorsqu’un soldat israélien a forcé la porte. Sa mère a raconté la scène à la médecin: elle court se réfugier dans la chambre avec son fils et sa fille de 9 ans. Elle s’y retrouve face à un chien, un American Bully. Le molosse arrache Omar des bras de sa maman, que le militaire assommera ensuite d’un coup de crosse, et s’enfuit en traînant l’enfant. Un peu plus tard, un autre soldat ramène Omar à son foyer. Inconscient, ensanglanté, le petit a été placé dans une caisse en taule. Il est vivant. Mais ses fesses, arrachées par le molosse, sont un mélange de chair et d’os écrasés. Sophie et ses collègues ont opéré Omar durant trois heures et demi, à la lueur des téléphones portables. L’enfant a été sauvé. Mais il souffre de sévères troubles de stress post-traumatique et n’arrive plus à contrôler ses mictions.

«Continuez à les soutenir»

Selon le Comité des droits de l’enfant des Nations unies, plus de 16’756 enfants ont été tué·s, et au moins 6168 blessé·es à Gaza entre le 7 octobre 2023 et le 10 septembre 2024. Des milliers d’autres sont «présumés morts sous les décombres», ajoute le comité. «Nour, Mohamed, Ahmad et tous les enfants palestiniens blessés ou tués à Gaza avaient une vie, une famille, des rêves. Ils auraient pu être nos enfants, nos amis, nos voisins. Et je ne crois pas qu’ils représentaient une menace pour l’Etat d’Israël qui les a massacré·es», glisse Sophie. La médecin évoque aussi l’héroïsme des collègues palestinien·nes, ces professionnel·es chevronné·es qui bossent dans une précarité absolue et une ambiance d’apocalypse, quasiment sans s’arrêter – y compris lorsque ce sont leurs parents dont les corps ont été amenés à la morgue.

Repartira-t-elle à Gaza? «Je n’espère pas. A chaque mission, je me dis que je n’y retournerai plus. Mais si le devoir m’appelle, je répondrai présente.» En attendant, Sophie enjoint chacun à «raconter l’histoire de ce pays et de son peuple vaillant», comme elle a décidé de le faire. «Parlez d’eux, de leurs histoires, de leurs rêves réduits à néant, de leurs terres violées. Continuez à les soutenir en boycottant les produits israéliens et en vous mobilisant.» Et de rappeler la lueur d’espoir dans les yeux de ses collègues à chaque fois qu’elle leur montrait des images de manifestations solidaires en Europe. «Dans ces moments, ils ne se sentent plus seuls. Ils sont tellement heureux de ne pas être abandonnés.»

*Prénom d’emprunt

International Solidarité Guy Zurkinden Gaza

Connexion