International

Des voix juives indignées

Des collectifs juifs, désormais organisés au niveau européen, dénoncent la colonisation israélienne et le sionisme. Le groupe genevois Marad s’inscrit dans cette tendance. Entretien.
cet article vous est offert par le courrier
Chaque jour Le Courrier vous offre de nouveaux articles à lire. Abonnez-vous pour soutenir un média indépendant et critique.
«L’antisionisme est compatible avec nos judéités»
Le collectif juif décolonial Marad participe aux manifestations pour la Palestine, ici en mai dernier à Genève. LDD
Engagement

Une toute récente publication du site Orient XXI expose les tiraillements des juifs et juives de gauche en France, bouleversé·s par l’escalade meurtrière menée par le gouvernement Netanyahou au Proche-Orient, effrayé·es par la montée de l’antisémitisme. Et «enrageant», comme le dit Paul, de «voir (Jordan) Bardella et (Marine) Le Pen en nouvelles stars de Français juifs». Beaucoup ignorent l’existence de collectifs décoloniaux, qui défendent une identité juive antisioniste.

En Suisse comme en Europe, ces groupes se renforcent, même si leur voix reste minoritaire. Le jeune collectif Marad, né à Genève il y a quelques mois, raconte à trois voix son combat.

Depuis le début de votre activité, votre mouvement a-t-il grandi?

Yann, Lucas et Caroline: Oui, petit à petit, des personnes prennent contact avec nous pour rejoindre notre collectif. A l’occasion d’événements ou de manifestations, elles nous font part de leur enthousiasme qu’un tel collectif existe et du fait qu’elles partagent nos opinions mais n’osent pas encore franchir le pas pour nous rejoindre officiellement. Souvent, par peur d’être jugé·e, voire ostracisé·e face à des familles ou communautés sionistes. Certaines personnes ont peur d’être identifiées. D’autres se sont fait mettre à la porte de chez elles ou subissent des pressions très fortes lorsqu’elles nous rejoignent ou expriment des positions antisionistes. Nous croyons que cela va évoluer. Beaucoup ont subi un véritable endoctrinement. D’autres ont grandi avec un récit difficile à remettre en question, qui demande un «détricotage» patient, à la fois politiquement et au niveau des affects. Pour beaucoup, cela implique aussi de comprendre que l’antisionisme est compatible avec nos judéités.

Quel accueil avec-vous reçu de la part de la «communauté» juive? Y a-t-il eu des échanges?

La «communauté», en fait, ce sont «des communautés». Il faut aussi distinguer entre les institutions de représentation et les nombreuses personnes non rattachées à de tels groupes. Nous n’avons pas été contacté·es par ce type d’institutions ni par des personnes membres d’une communauté, mais nous sommes ouvert·es aux échanges de points de vue et d’expériences, bien entendu. Un sympathisant nous a cependant signalé que lors de l’assemblée générale annuelle de la CICAD (Coordination intercommunautaire contre l’antisémitisme et la diffamation), la présence de «quelques juifs décoloniaux conspuant l’existence même d’Israël lors d’un rassemblement devant l’université de Genève» avait été évoquée. Nous serions donc des «antisémites contemporains», comme tous les antisionistes.

«Il est aussi primordial que soit rejetée l’assimilation de la critique du sionisme avec l’antisémitisme» Marad

En revanche, nous nous réjouissons des nombreux liens que nous avons déjà tissés qui ne se limitent pas à l’arc romand. Tout récemment, nous avons rencontré deux collectifs juifs zurichois avec lesquels nous allons pouvoir militer. Nous avons aussi créé un réseau local avec des personnes de Lyon, Grenoble, Strasbourg. Certaines nous ont rejoint le 3 octobre à Genève pour fêter Rosh Hashana, le Nouvel An juif. L’événement était ouvert à toute personne souhaitant le partager avec nous, se relier autour de ses symboles et l’inscrire dans la solidarité avec la Palestine et le Liban.

Comment êtes-vous perçu par la «communauté» musulmane?

Il faut se garder de réduire la situation coloniale en Israël-Palestine à un face-à-face entre «juif·ves» et «musulman⋅es». L’idée est rabâchée comme un «choc des civilisations». Cette lecture raciste et dangereuse structure les débats politiques en Europe depuis des décennies et sert la propagande de l’Etat israélien. Theodor Herzl écrivait déjà en 1881 que le projet sioniste «serait une nouvelle conquête sur la barbarie, un triomphe de plus à l’actif de la civilisation». Aujourd’hui, Benjamin Netanyahou et les gouvernements occidentaux avec lui ne cessent d’invoquer «la civilisation judéo-chrétienne».

L’occupation de l’université de Genève a été un évènement propice aux échanges, à la solidarité et à des rencontres précieuses et diversifiées. De toute évidence, que ce soit lors de mobilisations estudiantines, de rassemblements et de manifestations, notre activisme a été accueilli chaleureusement et avec enthousiasme. De nombreuses personnes se définissant comme arabes ou musulmanes nous ont dit, lors de l’occupation, être heureuses de notre présence et de nos interventions: iels savent qu’il ne s’agit pas d’une histoire de religion mais d’humanité. Nous luttons côte à côte pour le droit au retour et pour la liberté, contre l’occupation, l’apartheid, le génocide et toute forme de racisme.

A cette occasion, qu’avez-vous eu le sentiment de pouvoir apporter?

Nous avons eu l’impression d’avoir beaucoup reçu; ce que nous apportons, c’est notre voix juive indignée par les accusations d’antisémitisme que toute personne solidaire pour la Palestine essuie. Nous nous efforçons de nous faire le relais de voix palestinien·nes et arabes là où elles ne peuvent pas être entendues.

D’autre part, nous continuons à vouloir discuter et faire bouger les lignes dans les institutions académiques. Nous avons écrit aux directrices des HES, de la HEAD et à deux reprises au rectorat de l’Unige notamment afin d’obtenir une entrevue. Nous avons reçu de ce dernier, en guise de réponse, une lettre-type, d’un vide consternant. Force est de constater que l’université réprime, censure, empêche toute tentative de réunion. Elle s’obstine à n’appliquer aucune mesure vis-à-vis d’Israël et reste silencieuse sur le nettoyage ethnique à Gaza, en Cisjordanie et les attaques sur le Liban. Pourtant, un rapport de cinquante pages, très bien documenté, a été publié par des étudiant·es, sur les liens entre l’Unige, les universités israéliennes et le régime génocidaire israélien.

L’embrasement se poursuit au Moyen-Orient; quel rôle peuvent jouer Marad et les autres collectifs décoloniaux?

Il est urgent que nos dirigeant⋅es, nos institutions – juives ou non -, se recentrent sur le droit international. Et que celles et ceux qui se considèrent comme juives et juifs se dissocient de l’idée meurtrière et autodestructrice que leur sécurité coïncide avec le soutien au colonialisme israélien. Il est aussi primordial que soit rejetée l’assimilation de la critique du sionisme avec l’antisémitisme.

Il faut aborder la lutte contre l’antisémitisme avec sérieux et cesser d’en faire une exception au détriment des autres racismes. Les juives et juifs, en tant que groupe minorisé, voient leurs identités, leur histoire et leurs peurs exploitées au profit de la propagande pro-israélienne. Cette instrumentalisation à des fins politiques est indigne et dangereuse pour les communautés juives, comme pour toute autre personne subissant du racisme.

Concrètement, Marad s’est joint à la création d’une fédération européenne à laquelle se sont unis déjà plus de 22 collectifs et associations juives, dans 16 pays. «European Jews for Palestine» (EJP) s’est présentée le 3 octobre, pour Rosh Hashana, devant le Parlement européen à Bruxelles. Nous nous réjouissons de voir ce mouvement grandir.

Comment voyez-vous l’évolution de la situation en Suisse: des fronts qui se durcissent? Une compréhension qui grandit à l’égard de la position décoloniale?

La position des autorités suisses est manifestement pro-israélienne et indifférente au génocide et aux crimes contre l’humanité commis par Tsahal et le gouvernement Netanyahou. C’est un comble et une honte pour la Suisse qui est dépositaire du droit humanitaire international. Mais l’opinion de la grande majorité des pays du monde est inverse et pèsera à terme sur le Conseil fédéral et l’establishment helvétique.
Le succès de la défense des Palestinien·nes dépend de la situation géopolitique. Notre tâche est de participer au regroupement, en Europe et dans le monde entier, des personnes juives qui contestent l’impérialisme sioniste et se battent pour un Etat libre, pacifique et laïque dans toute la Palestine.

International Dominique Hartmann Engagement Gaza Israël-Palestine 

Connexion