Conducteurs de bus: santé en danger
Markus, 57 ans, est un conducteur de bus expérimenté. Il aime son métier, mais ses tours de service sont mal organisés et usants: «Une journée de travail, décomposée en trois tranches, avec une amplitude jusqu’à 13 heures, c’est l’horreur. » Arthur, 58 ans, est un dur à cuire. Il constate néanmoins les difficultés de son métier: «Nous travaillons avec des horaires très serrés. A la fin de notre parcours, nous n’avons pas de temps de battement pour nous remettre à l’heure. De temps en temps, on a besoin de se dégourdir les jambes pour éviter les fourmis. Résultat des courses, nous sommes souvent au volant quatre ou cinq heures d’affilée. Si tu ajoutes à cela qu’il y a régulièrement des conductrice·eurs de véhicules privés qui t’agressent parce qu’elles ou ils ne supportent pas de devoir rester derrière un bus, tu comprends pourquoi il y a des collègues qui pètent les plombs.»
Un état des lieux préoccupant
Inquiet·es depuis longtemps de voir trop de collègues tomber malades, les conductrice·eurs de bus ont enquêté avec leur syndicat, le SEV, sur l’état de la santé de leur profession. Après 2010 et 2018, une troisième enquête, conduite en 2022 en partenariat avec Unisanté, le SSP et Syndicom, a abouti à des résultats alarmants. Les conditions de travail et la santé se sont détériorées au cours des douze dernières années.
En moyenne, chaque collègue consulté·e déclare souffrir au moins une fois par mois de quatre problèmes de santé. Seul·es 4% n’ont aucun problème de santé. Plus d’un·e conductrice·eur sur deux ressent des douleurs musculaires de l’épaule ou du cou (57%), une fatigue anormale (51%) et des maux de dos (50%). Près d’un·e conductrice·eur sur deux a des troubles du sommeil (46%) et du stress (43%), et près d’un·e conductrice·eur sur trois a des maux de tête (32%). Le corollaire de ces problèmes de santé en augmentation, c’est le très grand nombre d’arrêts-maladie. Ils ont touché un·e conductrice·eur sur deux. Et près d’un tiers de nos collègues prend parfois le volant avec une capacité de conduite réduite.
Le personnel de conduite sondé a identifié de nombreuses contraintes ressenties comme pénibles. Dans le top 5 des conditions de travail les plus pénibles, nous trouvons les journées de travail (amplitude, y compris les pauses) de plus de 10 heures, le comportement des cyclistes et celui des autres usagères·ers de la route, les longues périodes sans accès aux toilettes et le temps au volant de plus de 4 heures. Nos collègues sont entre 67 et 82% à juger ces éléments pénibles et très pénibles. C’est énorme!
Pour rendre le métier moins pénible et plus attractif – ce qui a son importance à l’heure d’une pénurie de main-d’œuvre qui va augmenter avec le départ la retraite de la génération du baby-boom – les cinq mesures suivantes s’imposent. Une amplitude de travail maximale de 10 heures. Des tours de repos de 12 heures minimum. Un accès garanti aux locaux d’aisance, soit des sanitaires adaptés à chaque terminus, et des temps de battement suffisants pour les utiliser. Des temps de conduite par tranche de travail d’une durée maximum de 4 heures, avec un temps minimum garanti pour les pauses santé (par exemple 5 minutes par heure). Des pistes séparées pour les autobus, trolleys et trams.
A l’heure de l’urgence climatique et d’investissements importants dans les transports publics qui sont une des réponses à ce défi, il peut être surprenant d’apprendre à quel point la santé de celles et ceux qui permettent cette mobilité durable est mal en point. L’information n’est pas tout à fait un scoop, mais elle reste confinée dans les revues scientifiques. Unisanté, le centre universitaire de médecine générale de santé publique à Lausanne résume ainsi l’état de la littérature sur le sujet: «Les conducteurs de bus sont considérés comme l’un des groupes professionnels les plus malades au monde». En Suisse, par rapport à la population générale, le personnel de conduite a été identifié, selon Unisanté, comme ayant un risque plus élevé de mortalité par cancer du poumon, par cancer gastro-intestinal et par suicide. Les données manquent encore pour étudier les causes potentielles de cette surmortalité. Une enquête de cohorte, Trapheac, lancée le 5 juin par Unisanté, permettra sans doute de mieux comprendre comment les conditions de travail et les différents facteurs d’exposition ont un impact sur la santé du personnel de conduite.
D’autres recherches, menées dans d’autres pays, suggèrent des pistes d’explication. Les conductrice·eurs de bus sont exposé·es à de nombreux risques professionnels et environnementaux sur leur lieu de travail. Il s’agit notamment des risques organisationnels tels que les horaires de travail longs et irréguliers, les week-ends, le travail de nuit et les horaires fractionnés et les exigences physiques avec des mouvements répétitifs et une position assise inconfortable pendant une longue période. L’environnement de travail stressant lié à la conduite – risques d’accident et altercations avec les autres usagères·ers de la route et les passagères·ers – est pointé du doigt. Plusieurs risques physiques, chimiques et biologiques sont présents dans l’environnement de travail du personnel de la conduite et entraînent une exposition au bruit, aux vibrations et à la pollution de l’air. Ces expositions professionnelles favorisent l’apparition de diverses maladies: troubles mentaux (anxiété, dépression), alcoolisme et toxicomanie, troubles et apnée du sommeil, problèmes gastro-intestinaux, diabètes, déficience visuelle, acouphènes, vertiges, pertes auditives, fatigue et troubles musculosquelettiques (TMS) comme les douleurs du dos, cou, épaule, articulations, genoux, etc. Les gaz d’échappement des moteurs diesel favorisent les inflammations pulmonaires, les maladies cardiovasculaires, le cancer du poumon, du sein, de la vessie, etc. L’enquête Trapheac a justement pour tâche d’identifier les causes possibles des maladies et de la souffrance au travail et, si c’est le cas, de les rattacher à des nuisances professionnelles. L’étude permettra de savoir à quel point la mauvaise santé des conductrice·eurs de bus est un problème professionnel ou pas. Si l’étude arrive à montrer que pour la dégradation progressive au niveau métabolique, cardiovasculaire ou des TMS, par exemple, la part attribuable due au travail est supérieure à 50% (ou 75% pour les maladies non listées dans la liste suisse des maladies professionnelles), alors la SUVA devra bien admettre qu’il s’agit de maladies professionnelles.
Un véritable enjeu syndical
Les entreprises ont également un effort à faire du côté des fins de carrière pour nos collègues qui sont souvent cabossé·es par le métier ou ont développé des maladies professionnelles comme le diabète ou l’apnée du sommeil qui les empêchent de conduire. Un trop grand nombre est simplement poussé vers le chômage et la précarité avant la retraite si leur employeur ne peut ou ne veut les réinsérer à l’interne.
Des solutions existent, par exemple, la création d’un fonds paritaire (comme dans la branche MEM – machines, équipements électriques et métaux) pour offrir formation, perfectionnement et reconversion, ou des pools d’emplois de reconversion mis en commun par plusieurs entreprises. Une introduction intelligente du temps partiel et de meilleurs horaires permettraient de mieux intégrer les femmes encore très minoritaires dans la profession. Une première table ronde l’année passée n’a pas permis d’aboutir à des solutions. L’urgence climatique et la pénurie de main-d’œuvre pourraient faire comprendre aux entreprises qu’il est temps de rendre la profession plus attractive en commençant par rendre les collègues moins malades.
Stop à la violence dans les bus et les trains
En mai 2023, des fans de foot ont vandalisé un train et giflé un contrôleur. En septembre, un groupe de jeunes cagoulé·es a attaqué un bus TPG. Début février 2024, on assistait à une prise d’otage dans un train Travys. Le 21 Avril, plusieurs dizaines de jeunes gens sont monté·es dans le premier train à Martigny, ont vandalisé leur wagon, ont sorti les couteaux et se sont bagarré·es.
Au-delà de ces exemples spectaculaires, de nombreux collègues se plaignent face à la montée des incivilités, et pas seulement la nuit. Elles et ils se plaignent aussi de devoir gérer souvent seul·es ces situations en raison du manque de personnel. Le syndicat SEV se bat pour de bonnes conditions de travail dans les transports publics, ce qui implique d’améliorer la santé des collègues, mais également leur sécurité. Chaque agression est une agression de trop. Une des solutions passe par l’augmentation des effectifs et en particulier de personnel de réserve payé pouvant pallier l’absence d’un·e collègue malade sans devoir rappeler quelqu’un sur ses congés ou casser un binôme. Cela permettrait d’assurer un double accompagnement continu qui rassurerait aussi les usagères·ers.
Le SEV a réclamé un renforcement des agent·es de trains et une hausse des effectifs de la police des transports – actuellement, il n’y a que 200 agent·es pour 10 000 trains quotidiens – et non par des agent·es de sécurité privé·es qui ont des conditions de travail discutables et qui s’identifient moins au monde des transports demandant aussi de la bienveillance. SEV
* Paru dans Pages de gauche no 192, été 2024, pagesdegauche.ch
* Chargé de communication du SEV.
L’enquête est disponible sur le site www.sev-online.ch
Article paru dans Pages de gauche no 192, été 2024, dossier «Transports: où va la Suisse?» pagesdegauche.ch