Santé psychique des travailleuses du sexe
Selon une étude mandatée par l’Office fédéral de la police1>«Erotikbetriebe als Einfallstor für Menschenhandel? Eine Studie zu Ausmass und Struktur des Sexarbeits-marktes in der Schweiz», Lorenz Biberstein, Martin Killias, 2015., la prostitution de rue représente environ 5% des personnes en activité; une grande partie de la profession s’exerce dans des salons, ou de manière indépendante. Les conditions de travail n’y sont pas les mêmes. Horaire nocturne, rythme de vie irrégulier, soucis d’avoir un toit pour exercer, manque d’autonomie, violence, travail exercé sous la contrainte, insécurité, vive concurrence… Comme dans toute activité, l’environnement de travail a un impact sur la santé. De plus, la détresse psychologique peut trouver sa source dans de multiples causes: parcours migratoire ou autre expérience de vie difficile, soucis de santé, consommation de drogues ou d’alcool, etc.
Quelques études ont été menées à ce sujet, mais le contexte pose des difficultés méthodologiques. Il s’agit d’une population très mobile, parfois en situation de précarité, qui ne se confie pas facilement. Dans une société où leur activité est extrêmement stigmatisée, les travailleuses2>Si la prostitution masculine existe, elle est toutefois minoritaire. C’est pourquoi, dans ce texte, le féminin est utilisé. du sexe vivent souvent dans une grande solitude, cachant leur activité à leur entourage – quand elles en ont un. L’impact de cette stigmatisation sur la santé psychique semble faire l’unanimité. Toutefois, «dire que le travail du sexe pose problème serait ne pas être juste avec les personnes qui pratiquent ce travail sans gêne», relève Sandrine Devillers, chargée de communication à l’association Fleur de Pavé, qui œuvre au soutien et à la défense des droits des travailleuses et travailleurs du sexe, à Lausanne.
Connaître les codes
Dépression, troubles anxieux, stress post-traumatique, burn-out sont les troubles les plus cités par les professionnels du terrain et les études disponibles. «Les personnes intervenant auprès des prostituées sont sensibilisées aux questions de santé psychique et peuvent proposer un entretien santé ou un accompagnement social si un besoin est identifié», indique Mireille Wehrli, infirmière en soins communautaires à l’association Aspasie, l’homologue genevoise de Fleur de Pavé. Dans les mois qui viennent, Fleur de Pavé proposera une approche supplémentaire en ouvrant une antenne hebdomadaire dédiée aux questions liées à la santé psychique, avec la présence d’une psychologue. «Nous souhaitons offrir la possibilité d’accéder à une écoute active destinée à épauler au mieux les bénéficiaires et à les aiguiller vers des soins adéquats», explique Sandrine Devillers.
Apprendre à s’écouter
«Le travail du sexe peut conduire à un conflit cognitif», relève Zoé Blanc-Scuderi, fondatrice de Sexopraxis, un centre pluridisciplinaire autour des sexualités, situé à Lausanne. «Si mon travail me plaît, mais qu’il est considéré comme atroce par la société, suis-je également atroce?» La stigmatisation du travail du sexe apparaît comme un facteur clé de la santé mentale des personnes qui le pratiquent. Non seulement pour l’isolement social qu’il provoque, mais aussi pour le conflit que peut vivre celle ou celui qui l’exerce volontiers et qui est amené à se demander: «Suis-je normal?» De plus, «une prostituée qui dit qu’elle aime son métier doit ‘adorer ça’ et ne jamais s’en plaindre, poursuit Zoé Blanc-Scuderi. Pourtant, comme dans tout autre métier, il peut arriver d’avoir une mauvaise journée de travail, ou un client avec qui cela se passe mal. Mais la stigmatisation de cette activité oblige les travailleuses au silence et les empêche de parler de leur souffrance.» CVY
Si prendre conscience de la nécessité de soins est un premier pas, les écueils ne s’arrêtent pas là. Mireille Wehrli constate que les «travailleuses du sexe rencontrent des difficultés récurrentes à accéder à des soins. Certaines n’ont pas d’assurance ou ont des franchises très élevées, et nous n’avons pas beaucoup d’options à proposer». Aspasie travaille toutefois en collaboration avec l’Association Pluriels, à Genève, qui permet aux bénéficiaires d’un suivi psychologique de payer selon leurs moyens.
«Suivre une psychothérapie peut par ailleurs amener à ne plus pouvoir travailler, explique l’infirmière en soins communautaires. Il arrive que la démarche augmente la sensibilité de la personne, à tel point qu’il lui sera insupportable de retourner exercer le soir même.» D’une manière générale, elle constate qu’il est «difficile de faire entrer en soins ces personnes pour des problèmes psychiques, car elles ont d’autres urgences. Certaines sont dans des situations très précaires, et beaucoup sont le pilier de leur famille».
En plus des coûts, le cadre proposé pour une thérapie peut s’avérer incompatible avec l’exercice du travail du sexe. Les personnes sont extrêmement mobiles; une bonne partie d’entre elles alternent périodes de travail en Suisse et séjours dans leur pays. Viennent s’ajouter la barrière de la langue et la stigmatisation liée au travail du sexe, également au sein du personnel soignant. Pour cette raison, il est essentiel que celui-ci soit formé spécifiquement et connaisse les codes du milieu.
«L’action d’un psychologue non formé à ces questions peut même s’avérer contre-productive, relève Pénélope Giacardy, coordinatrice à l’association Aspasie. Il y a le risque qu’il se concentre sur l’activité de travail du sexe, alors que la détresse psychique de la personne peut être liée à d’autres choses, comme l’absence d’un statut légal ou des problèmes familiaux.» Enfin, chez les prostituées comme dans le reste de la population, la «psychophobie», soit la crainte d’aller consulter un thérapeute, a encore cours.
L’accès aux soins est également entravé par le fait que, dans certains salons, les travailleuses du sexe sortent très rarement. «Dans les salons, il arrive que des pressions soient exercées par le ou la gérante de l’établissement, rapporte Pénélope Giacardy. De peur de perdre un client, les prostituées limitent leurs sorties. Elles restent enfermées dans un univers clos, où la lumière du jour est souvent occultée et l’air enfumé, ce qui constitue autant de facteurs de risque pour leur santé. Certaines femmes travaillent dans une chambre et y vivent également, ce qui rend difficile la différenciation entre vie privée et vie professionnelle, alors même qu’elle est essentielle.»
Lien et partage d’expérience
Environ 90% des travailleuses du sexe sont issues de la migration. Une partie d’entre elles sont en situation illégale, si bien qu’elles ont peur de se rendre à la police en cas de violence, par exemple. Leur méconnaissance du système administratif et sanitaire, tout comme de la langue, renforce leur isolement et leur précarité.
En avril 2018, le périmètre où les prostituées sont autorisées à exercer dans le quartier de Sévelin, à Lausanne, a été drastiquement restreint. Depuis, une diminution du nombre de professionnelles dans le secteur a été observée, avec une grande question: où sont-elles allées? Présent cinq soirs par semaine dans les rues de la prostitution lausannoise, le bus itinérant de Fleur de Pavé note une baisse de fréquentation: autant de contacts qui ne sont plus établis. Face à ce phénomène, et pour ne pas perdre le lien avec celles qui déplacent la promotion de leurs services sur Internet, les associations Aspasie et Fleur de Pavé ont créé fin 2018 un site d’annonces érotiques gratuit, «Call me to play». Celui-ci contient de nombreuses informations et messages de prévention – la sensibilisation aux signes de l’épuisement professionnel en fait partie. La plateforme offre également des forums, dont l’un est réservé aux professionnels, afin de créer du lien et encourager le partage d’expériences.
L’information et l’échange, c’est aussi ce que proposent les séances imposées par la loi genevoise aux personnes qui débutent leur activité dans le travail du sexe dans le canton, au cours desquelles la santé psychique est également abordée. «Toutes arrivent à reculons, mais repartent avec une impression positive, constate Pénélope Giacardy, s’appuyant sur des évaluations recueillies auprès des intéressées. Ces séances répondent au besoin qu’elles éprouvent de rompre l’isolement et de partager leurs expériences.» Elle poursuit: «Les prostituées ont une fonction thérapeutique pour certains clients qui font appel à leurs services pour assouvir des fantasmes, mais aussi pour partager leur mal-être. Elles sont comme un déversoir à problèmes, mais ne disposent pas de superviseur ou de moments pour partager ces choses difficiles, et cela peut s’avérer très lourd à vivre.» L’expérience permet de mieux gérer ce type de situations. Toutefois, pour prévenir le trop-plein, l’échange entre les pairs s’avère d’une grande aide.
Notes
Article paru dans Diagonales n° 129, mai-juin 2019, bimestriel du Groupe d’accueil et d’action psychiatrique (Graap), www.graap.ch