Pour la sobriété numérique
En avril 2023, le Centre de compétences en durabilité de l’Université de Lausanne a publié une étude1>Recordon, Le numérique, un choix de société compatible avec la transition écologique? Le télétravail comme cas d’étude, Centre de compétence en durabilité (CCD) de l’Université de Lausanne, 2023.sur l’impact du numérique et du télétravail, peu diffusée dans les médias. Et pour cause: Johann Recordon y démontre que les problèmes créés sont nombreux et que la sobriété numérique est l’axe de réflexion le plus fécond pour le futur. Entretien.
Le numérique est largement promu comme outil de dématérialisation de nos activités. Votre récente étude confirme cependant que c’est loin d’être le cas. Pourquoi?
Johann Recordon: En effet, depuis le début des années 1990 au moins, le numérique a été associé à l’idée que l’on pouvait remplacer de la matière par de l’information, que ce soit en optimisant les processus de production grâce à l’informatique (p. ex. en numérisant les documents papier) ou en changeant la structure de la demande, passant à une économie de service (p. ex. en vendant l’accès à une plateforme de streaming plutôt que des DVD) ou en rendant les biens plus high-tech (ce qui permet de vendre chaque kilogramme de matière plus cher). Tout cela dans le but d’augmenter la rentabilité, bien sûr, mais aussi d’atteindre ce fameux découplage qui libérerait la croissance économique de ses contraintes physiques, et dont la faisabilité était déjà remise en question il y a plus de vingt ans.
Néanmoins, derrière le cloud où sont stockés documents, photos, vidéos, etc., il y a des centres de données, qui sont eux bien matériels, consommant des quantités considérables d’électricité (près de 4% de la consommation totale nationale pour la Suisse en 2019, selon l’OFEN) et d’eau. Derrière les biens high-tech, que ce soit les smartphones et les ordinateurs ou tous les objets dits «intelligents», il y a plus de 50 métaux différents, du plastique, du verre, etc. qui nécessitent une industrie minière intrinsèquement destructrice du vivant et polluante2>Izoard, La ruée minière au XXIesiècle: Enquête sur les métaux à l’ère de la transition, Points, 2023.. Ainsi, même si les chiffres sont toujours difficiles à estimer à cette échelle, le numérique représentait au moins 2 à 4% des émissions de gaz à effet de serre (GES) mondiales en 2021, des chiffres similaires aux estimations faites pour la Suisse3>https://climpact.ch/. Si cette part peut sembler acceptable au vu de l’omniprésence actuelle du numérique, il faut garder en tête que respecter l’Accord de Paris sur le climat demande une réduction d’environ 95% des émissions de GES, le 5% restant étant considéré comme incompressible. Autrement dit, ce que le numérique émet aujourd’hui représente déjà la quasi-totalité de ce que l’humanité aura encore le droit d’émettre en 2050, ne laissant presque aucune de ces «émissions incompressibles» à la production de nourriture, de médicaments, à la mobilité, etc. Et cela sans compter le taux de croissance annuel des émissions de GES du numérique de 6 à 9%, amenant le secteur à doubler son impact tous les dix ans environ. L’état actuel et anticipé du numérique n’est donc clairement pas soutenable, et certains auteurs vont jusqu’à avancer qu’il ne pourra jamais l’être4>Monnin, Politiser le renoncement, Ed. Divergences, 2023..
Vous avez étudié le cas particulier du télétravail, dont les effets ont pu être bien documentés «grâce» à la période Covid. Quels éléments peut-on en tirer?
Ce qui me paraît le plus important à souligner ici, c’est que les effets écologiques et sociaux du télétravail, lorsqu’il est généralisé à une partie de la population, sont aujourd’hui largement inconnus ou difficiles à estimer. Dans l’étude que j’ai menée, un choix volontaire a été effectué de commencer par une estimation simplifiée des émissions de GES pour une seule personne décidant de télétravailler depuis son domicile, afin de comparer avec les émissions engendrées par un déplacement au bureau, selon différents modes de transport. Dans ces conditions très bien définies et ce périmètre restreint, le télétravail apparaît comme étant clairement moins impactant que le transport en voiture thermique (même en covoiturage), mais il n’améliore pas le bilan carbone par rapport aux transports publics et actifs, voire il l’aggrave légèrement, sauf si la personne habite à plus de 100 km de son lieu de travail. Néanmoins, il faut prendre cette conclusion avec beaucoup de précautions, car elle n’intègre aucun des effets secondaires engendrés par un changement de mode de vie, en particulier si celui-ci est collectif.
L’un des problèmes que vous relevez est l’«effet rebond». Comment agit-il?
L’effet rebond est une conséquence bien connue de l’utilisation des technologies, documentée pour la première fois en 1865 par l’économiste anglais William Stanley Jevons. Même si celui-ci s’intéressait plus à la compétitivité économique du charbon britannique qu’à son impact écologique, il a justement remarqué qu’une augmentation de l’efficacité d’utilisation d’une ressource pouvait amener à une augmentation de sa consommation totale, et non une diminution comme on pourrait s’y attendre. Cela est considéré comme un effet rebond direct. Dans le cas du télétravail, cela reviendrait par exemple à partir habiter plus loin de son bureau car on n’a besoin de s’y rendre que deux fois par semaine au lieu de cinq, augmentant au final notre utilisation de la voiture. A cela peut s’ajouter un effet rebond indirect, comme l’augmentation des trajets pour les loisirs, permise par le gain de temps et d’argent que nous procure le télétravail. Enfin, deux effets rebond ont aussi été documentés à un niveau collectif, soit l’augmentation de la compétitivité des secteurs plus efficients en ressources et l’augmentation des investissements dans ceux-ci. Pour le télétravail, cela correspondrait surtout à la gentrification des régions rurales et de montagne, risquant d’augmenter encore l’emprise des zones construites sur la nature.
Vous montrez que les pistes actuellement favorisées pour réussir la transition écologique – l’optimisation (améliorer les techniques existantes) et la substitution (développer de nouvelles technologies) – ne seront pas suffisantes. Pourquoi?
Même si l’optimisation et la substitution sont des stratégies dont on ne pourra se passer pour réussir à rendre nos sociétés durables, leur potentiel de réduction des impacts écologiques n’est pas suffisant pour atteindre les objectifs de l’Accord de Paris. Les estimations les plus ambitieuses, concernant par exemple la capacité du numérique à réduire les émissions mondiales de GES, sont de 15-20%, chiffres bien éloignés des 95% requis. Idem pour la substitution: dans une étude précédente sur la mobilité de personnes dans le canton de Vaud, nous avons estimé que le report modal sur les transports publics et actifs pouvait mener à une réduction d’environ 65% des émissions de GES. C’est conséquent et absolument requis, mais, là encore, insuffisant pour atteindre l’objectif. La troisième stratégie, qui est en fait celle à considérer en premier lieu dans chaque décision, est celle du questionnement des besoins, autrement dit de la sobriété. De quoi avons-nous réellement besoin pour vivre une vie digne d’être vécue? La réponse à cette question devrait immanquablement amener à des transformations profondes de nos sociétés, ce que le troisième groupe de travail du GIEC considère comme étant nécessaire, pour ne citer que lui.
Pour atteindre une sobriété numérique, absolument nécessaire, il faut selon vous «limiter la sur-disponibilité et les incitations à l’achat de nouveaux produits, tels que les objets connectés». Est-ce possible dans le cadre d’une économie fondée sur la croissance perpétuelle et d’une publicité générant sans cesse de nouveaux besoins?
Franchement, je ne sais pas. D’un côté, la publicité dans l’espace public semble être de plus en plus remise en question, y compris en Suisse, et même si l’apparition de la 5G a lancé une nouvelle vague d’achat de smartphones, leur vente semble à nouveau en baisse au niveau mondial, et en très faible croissance en Suisse. De l’autre, le marketing s’insère partout dans nos vies, en particulier par les réseaux sociaux, et les nouvelles fonctionnalités de nos appareils quotidiens se généralisent, que ce soit le «smart» des objets auparavant non connectés à Internet ou l’intelligence artificielle croissante dans nos objets numériques. En clair, arrivera-t-on un jour à juguler le numérique? Considérant le pouvoir de ses géants (Google, Amazon, Meta, Baidu, Alibaba…) sur l’économie mondiale et les gouvernements, je n’en suis pas sûr à un niveau collectif.
Vous concluez par la nécessité d’une «réduction drastique de la demande en terminaux neufs». Vos pistes pour y parvenir passent par «l’allongement de la durée de vie des équipements existants et le choix d’équipements neufs correctement dimensionnés par rapport aux besoins». Pensez-vous vraiment que ces mesures suffisent?
Très clairement, les pistes mentionnées ne sont que le tout début de l’action à mener. Même si les smartphones venaient à être garantis de fonctionner parfaitement pendant dix ans, si un nouveau modèle sort chaque année et se retrouve placardé sur des affiches géantes partout en ville (car la maximisation du profit et de la valorisation boursière demeurent l’objectif principal des entreprises qui les commercialisent), la réduction de la production-consommation restera probablement faible. On ne pourra pas se passer d’une redéfinition collective de la place que l’on veut accorder au numérique dans nos vies, de la part du budget écologique qui peut lui être dédiée, et des conséquences qui seront nécessaires sur la production. Néanmoins, même si des propositions théoriques existent à ce niveau (p. ex. un ordinateur portable par famille de 4 personnes tous les dix ans, un smartphone par ado/adulte tous les cinq ans), leur mise en pratique à large échelle et la contrainte à exercer sur les entreprises semblent difficilement réalisables.
Le numérique s’immisce partout dans nos vies individuelles et collectives sans que les citoyen·nes puissent réellement en décider. Comment, en tant que collectivité, pourrait-on débattre de la place que nous voulons donner – ou pas – au numérique dans nos quotidiens?
En effet, que ce soit lors du déploiement d’infrastructures décriées (p. ex. 5G), de services comme les systèmes d’information à l’hôpital sur lesquels le personnel infirmier est contraint de passer de plus en plus temps, la construction de centres de données gourmands en ressources locales et potentiellement bruyants, ou encore les initiatives de Smart City, la population n’est que très rarement consultée, et encore moins impliquée dans les décisions. Evidemment, lorsque le numérique est considéré comme un outil (et non un choix de société) et son adoption comme l’étape incontournable d’une trajectoire de progrès constant, l’enjeu est réduit à une problématique technique, écartant la question démocratique. Une des solutions les plus explorées dans la littérature pour y remédier est bien sûr celle de l’assemblée citoyenne, dont les utilisations se multiplient. Néanmoins, elle présente également des défauts (nombre limité de personnes impliquées, temps requis pour s’approprier la thématique et les connaissances, etc.) et des travers, notamment sa potentielle récupération et neutralisation par les pouvoirs publics, travers bien documentés depuis plusieurs années par les sciences de la participation.
Mais le problème me semble être encore en amont: pour pouvoir débattre du numérique, il nous faut d’abord le (re)politiser, l’extraire de son statut uniquement technique pour en faire un enjeu majeur de société, entériner publiquement qu’à chacune de ses adoptions, c’est un certain modèle de vivre ensemble qui est choisi, au détriment d’autres. Au niveau académique, nous essayons de le faire en déconstruisant les discours qui prônent sa neutralité et ses supposés bienfaits intrinsèques (dématérialisation, démocratisation de l’information, réduction de l’empreinte écologique, etc.5>Voir les publications du CCD, notamment celles sur le télétravail (2023) et sur la Smart City (2022).). Au niveau citoyen, il me semble que l’option principale aujourd’hui soit surtout celle de l’opposition à son déploiement, jusqu’à obtenir un débat citoyen à son sujet et, mieux encore, un processus de décision partagé entre Etat et populations touchées, autant celles qui l’utilisent que celles qui le subissent.
Notes
* Paru dans Moins!, no 71, juil.-août 2024.