Faut-il contrôler les loyers?
Pourquoi les gens sont-ils en faveur de politiques inefficaces?» se demandent les chercheur·euses allemandes Elisabeth Gsottbauer et Daniel Müller au constat de la popularité des mesures de contrôle des loyers, qu’ils présentent comme «une politique qui est considérée comme délétère par les experts»1>Elisabeth Gsottbauer, Daniel Müller, «Why do People Demand Rent Control», Université de Innsbruck, 2022, notre traduction. . Loin d’être un pavé dans la mare, ces affirmations mobilisent un soi-disant consensus chez les économistes: le contrôle des loyers – conçu ici au sens large comme désignant toute intervention de l’Etat sur les prix des logements – aurait in fine des conséquences négatives pour les locataires. En effet, une intervention sur les prix causerait une baisse de rendement pour les propriétaires, qui la compenseraient notamment en réduisant leurs investissements dans la construction de nouveaux logements ou dans leurs travaux de rénovation et d’entretien. Dans cette logique, les politiques de contrôle des loyers sont souvent présentées par leurs détracteurs comme une tension entre le respect des valeurs sociales – le droit au logement abordable – d’une part, et une certaine rationalité économique de long terme de l’autre. Ces éléments résonnent avec le contexte suisse puisqu’ils constituent une assise théorique aux attaques récentes du lobby immobilier contre la protection des locataires et le droit de recours au loyer initial2>Voir à ce sujet l’éditorial de Sophie Dupont, «Loyers: nouvelles attaques décomplexées», Le Courrier du 18 août 2024. .
A y regarder de plus près, cet argumentaire n’est ni unanime, ni irréfutable. Un rapport de chercheur·euses britanniques montre que, en réalité, les conclusions des économistes «orthodoxes» sont loin de faire consensus chez les spécialistes3>Kenneth Gibb, Adriana Mihaela Soaita, Alex Marsh, Rent control: A Review of the Evidence Base, UK Collaborative Centre for Housing Evidence, 2022.. Le document souligne le manque de robustesse de cet argumentaire: là où les modèles orthodoxes partent de l’hypothèse d’un marché immobilier en concurrence parfaite – où les propriétaires n’auraient ni pouvoir de marché ni influence sur les prix –, l’immobilier est en réalité loin de remplir de telles conditions. En effet, la rareté des logements et du sol confère aux propriétaires un pouvoir de marché certain, encore accru par le manque de transparence sur la qualité des logements. Cette particularité empêche un ajustement des prix sur le marché, justifiant ainsi une intervention de l’Etat par le contrôle des prix du logement. Cette conclusion est plus importante encore là où la propriété immobilière et sa gestion sont concentrées, comme en Suisse où, selon l’Office fédéral de la statistique, les sociétés anonymes, les banques et les fonds de pension possédaient 53% des logements locatifs en 20234>Office fédéral de la statistique, «Types de propriétaires des logements de locataires 2023», 18 mars 2024, www.bfs.admin.ch/asset/fr/30885465.
Du point de vue économique, la spécificité du secteur immobilier ne s’arrête pas là: en marge des courants dominants, certains auteurs questionnent la place des propriétaires dans le système de production pris dans sa globalité. Développée au XIXe siècle puis reprise par le géographe David Harvey dans les années 1980, cette réflexion s’articule autour de la distinction entre rente foncière – les revenus tirés par les propriétaires de la location de leur terre –, et le véritable profit, la rémunération des détenteurs de capital. Pour ces auteurs, parce qu’elle n’est pas le fruit d’un processus de production de valeur mais qu’elle découle d’un monopole sur une ressource rare conféré par un titre de propriété, la rente foncière ne contribue pas à la production globale de richesse.
En clair, le débat sur le contrôle des loyers appelle à revoir l’opposition entre prétendue rationalité économique et valeurs sociales. Les différentes positions mentionnées plus haut invitent au contraire à réfléchir à l’économie de la terre dans ses spécificités: il ne s’agit plus d’étudier les effets du contrôle des loyers comme une politique isolée, mais de le replacer dans un contexte plus large de gestion de la propriété foncière.
Notes
Gaia Valenti est doctorante en histoire économique et membre de Rethinking Economics Genève.