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Une solide retraite?

Carnets paysans

La campagne mensongère du patronat et du lobby des assurances sur la réforme de la Loi sur la prévoyance professionnelle (LPP) joue sur une rhétorique de l’inversion. A en croire les organisations patronales, la réforme sortie du parlement et attaquée par référendum constituerait une amélioration de la situation des femmes, des travailleuses et travailleurs à temps partiel, des personnes à faible revenu. En réalité, la mesure centrale de la réforme dégrade la situation de l’ensemble des salarié·es en augmentant les cotisations et en diminuant les rentes.

L’agence de communication responsable de la campagne patronale a choisi de mettre en avant un exemple agricole. C’est ainsi qu’on peut découvrir ces jours l’image de Franziska, 32 ans, paysanne, qui nous regarde depuis son étable, appuyée sur une fourche, et nous dit: «Mon travail mérite une solide retraite.» Quel syndicaliste au cœur de pierre oserait refuser une retraite solide à Franziska, ses vaches brunes et son foin verdoyant?

A bien y regarder cependant, Franziska ne fait pas exactement partie des travailleuses dont l’activité manque de considération. Franziska Steiner-Kaufmann est membre du parti Le Centre et double active dans la charmante commune de Gommiswald (Saint-Gall), tout au bout du lac de Zurich. Elle exploite avec son époux sur une petite ferme de 13 vaches allaitantes et de production de sapins de Noël. En même temps, elle est directrice d’école à d’Uznach la ville voisine. Depuis 2020, elle est également députée au parlement cantonal saint-gallois.

Autant dire que, réforme de la LPP ou non, Franziska n’a guère de souci à se faire pour sa solide retraite. Le réseau ferroviaire zurichois met Gommiswald à une heure de transports de la gare de Zurich. La commune est promise à devenir une banlieue de Zurich où les couches supérieures des employés du secteur tertiaire profiteront d’un mode de vie semi-rural dans un paysage de rêve. Le processus est déjà engagé, puisque la population communale a doublé ces quinze dernières années. Franziska pourra continuer à enseigner les valeurs du catholicisme saint-gallois aux enfants des nouvelles et nouveaux arrivant·es, tout en valorisant financièrement les champs de sapin de Noël par la construction de lucratifs petits immeubles, constituant ainsi un solide troisième pilier.

Ironie mise à part, si des travailleurs et travailleuses agricoles méritent qu’on se préoccupe de leur retraite et, plus largement, de leurs conditions de travail, ce ne sont certes pas les propriétaires terrien·nes des bourgs de plaine en voie d’urbanisation. Ce sont plutôt les salarié·es de l’agriculture. En 2019, la brochure Travailleurs et travailleuses agricoles à la peine rappelait un constat peu glorieux: les salarié·es agricoles travaillent beaucoup, parfois jusqu’à cinquante-cinq heures hebdomadaires, pour des salaires très faibles en comparaison avec d’autres secteurs économiques. En Suisse, le salariat agricole n’est pas soumis au droit du travail. Dans certains cantons, il fait l’objet de conventions collectives ou de contrats types. A côté des salarié·es sous contrat, la brochure évaluait à 8000 le nombre de travailleuses et travailleurs du secteur sans statut légal.

Un article de Swissinfo paru en 2018 rapportait la situation de Mircea et Viorel, deux travailleurs roumains qui, contrairement à Franziska, avaient choisi des noms d’emprunt pour éviter les représailles patronales. Alpagistes à Crans-Montana, les deux hommes travaillaient pour 2000 francs nets par mois, de 4h du matin à 19h30 pendant la saison d’alpage de façon parfaitement légale. On pourrait multiplier les exemples, en évoquant la pratique du travail détaché désormais largement répandue en Europe et qui permet de faire travailler de la main-d’œuvre dans un pays de l’Union européenne aux conditions sociales et salariales de son pays de domicile plutôt que de son pays de travail.

Utiliser l’image d’une travailleuse agricole parmi les plus privilégiées pour dissimuler le cadeau offert au patronat et aux assurances, voilà qui est digne de la campagne honteuse menée en soutien à cette réforme de la LPP. Cette instrumentalisation est aussi une insulte aux salarié·es agricoles qui ne rêvent même pas d’un deuxième pilier décent, mais simplement de conditions de travail et de rémunération dignes.

Frédéric Deshusses est observateur du monde agricole.

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mercredi 9 octobre 2019

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