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Vers une justice négociée «à la suisse»?

En Suisse, les appels en faveur d’une justice négociée pour gérer les cas de responsabilité pénale d’une entreprise se font de plus en plus pressants. Ce nouveau modèle de lutte contre la criminalité économique favorise un traitement préférentiel pour les entreprises pénalement responsables au nom de la prospérité économique. Analyse.
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En 2022, Credit Suisse acceptait de payer 238 millions d’euros à la France afin d’éviter un procès pour démarchage illégal de clients et blanchiment aggravé de fraude fiscale. KEYSTONE
Criminalité d’entreprise

Les différentes stratégies contemporaines pour responsabiliser pénalement les entreprises auteurs d’infractions sont invariablement marquées par des paradoxes et des contradictions. Selon les criminologues Steve Tombs et Dave Whyte, le contrôle de la criminalité d’entreprise se développe selon ce qu’ils nomment un «modèle bifurqué» de criminalisation. Celui-ci comprend deux aspects distincts mais liés: d’une part, l’assimilation des actes préjudiciables des entreprises à la criminalité ordinaire traitée par le droit pénal traditionnel, et d’autre part, la différenciation de cette criminalité par l’application d’un cadre procédural distinct en réponse à de tels actes. La justice négociée incarne précisément une telle bifurcation en permettant aux entreprises responsables pénalement d’éviter les condamnations pénales.

Le début du nouveau millénaire a été marqué par l’introduction de lois pénales visant la criminalité d’entreprise dans plusieurs pays, y compris la Suisse. En 2003, le Code pénal suisse (CP) a été modifié pour introduire leur responsabilité pénale. Désormais, comme dans de nombreuses autres juridictions, les entreprises en Suisse peuvent être tenues pénalement responsables de leurs défaillances organisationnelles, indépendamment de la culpabilité de leurs employés. Ce principe repose sur l’idée que les structures, procédures, politiques et cultures de travail de celles-ci peuvent faciliter les comportements criminels.

Cette reconnaissance des défaillances organisationnelles criminelles a été largement saluée par les commentateurs et les criminologues. Depuis les années 1940, ces derniers mettent en lumière l’aspect culturel, calculé et stratégique de la criminalité d’entreprise. Des stratégies commerciales axées sur le succès à tout prix peuvent créer une culture où des actes criminels, tels que le blanchiment d’argent, la corruption, ou la fraude, deviennent banalisés parmi les employés. En outre, les comportements préjudiciables des entreprises sont souvent délibérés et calculés, et ne peuvent guère être attribués à des conditions sociales défavorables.

L’affaire de l’entreprise brésilienne Odebrecht SA illustre bien comment une politique d’entreprise axée uniquement sur la maximisation des profits peut normaliser une culture de travail criminel. En 2016, Odebrecht a été reconnue coupable de blanchiment d’argent et de corruption d’agents publics pour obtenir des marchés publics dans plusieurs pays d’Amérique du Sud. La corruption et sa dissimulation faisaient partie intégrante de la stratégie commerciale de l’entreprise pendant plus d’une décennie, à tel point qu’elle avait créé une unité spéciale pour gérer et dissimuler les paiements corruptifs.

L’émergence de la justice négociée

Il n’est pas contesté que les autorités pénales chargées de poursuivre les crimes commis au sein des entreprises sont confrontées à une tâche difficile. L’absence de victime directe, la transnationalité des infractions et les complexités organisationnelles de l’entreprise moderne sont des obstacles à la détection et à la poursuite pénale des entreprises. Les enquêtes pénales contre les entreprises peuvent s’avérer longues et complexes, nécessitant le déploiement de ressources matérielles et humaines importantes.

Pour surmonter ces défis, les cas de responsabilité pénale des entreprises sont souvent résolus par des accords négociés hors procès. Parmi les divers types d’accords, la mise en accusation différée est le modèle le plus reconnu. Ces accords permettent ainsi aux procureurs et aux entreprises accusées de s’accorder sur les faits incriminés, les défaillances organisationnelles à corriger, les sanctions pénales et les montants des profits criminels à confisquer, sans qu’un tribunal ne statue sur le fond de l’affaire. Les poursuites sont premièrement différées jusqu’à ce que l’entreprise ait rempli les exigences de l’accord de manière satisfaisante et ensuite abandonnées. Grâce à ces accords, les entreprises évitent des condamnations pénales et les conséquences négatives qui en découlent. En bénéficiant d’une mise en accusation différée, elles sont protégées des dommages réputationnels et des perturbations opérationnelles qu’un procès pénal pourrait engendrer. Une entreprise condamnée pénalement risque, par exemple, l’exclusion d’une participation aux marchés publics. Ces avantages encouragent les entreprises accusées à se dénoncer et à s’auto-investiguer, facilitant ainsi les poursuites pénales.

Ce qui avait commencé comme une exception pour pallier certaines difficultés spécifiques est rapidement devenu un régime spécial de traitement différentiel des entreprises, connu sous le nom de «justice négociée». Dans ce cadre-là, les conditions et conséquences de la responsabilité pénale des entreprises reposent sur les résultats de négociations plutôt que sur des règles prédéterminées. Depuis leur introduction aux Etats-Unis, les accords hors procès se sont rapidement répandus dans plusieurs pays. De nombreuses affaires de criminalité d’entreprise ont été résolues via ces accords négociés, telles que celle de la banque britannique HSBC accusée de faciliter le blanchiment d’argent pour des narcotrafiquants, ou encore Credit Suisse impliqué dans la dissimulation de fonds au fisc français. L’entreprise active dans le secteur aérospatial Airbus a, quant à elle, évité une condamnation pénale après avoir corrompu des fonctionnaires étrangers dans vingt pays différents afin d’obtenir des avantages commerciaux indus.

La discrète ordonnance pénale

En Suisse, les poursuites contre les entreprises sont rares. Lorsqu’elles arrivent jusqu’aux coulisses du Ministère public de la Confédération (MPC), elles sont résolues à travers des ordonnances pénales.

L’attirance pour cette procédure pénale réside dans le fait qu’elle possède plusieurs similarités avec la mise en accusation différée. En effet, ces procédures, peu transparentes, contournent le contrôle judiciaire et laissent aux procureurs et aux entreprises accusées l’opportunité de clore les procédures via des accords informels.

En cas d’infraction, les entreprises sont particulièrement intéressées à éviter les risques réputationnels qu’une procédure ordinaire peut apporter, permettant d’obtenir une issue favorable à une procédure pénale qui soit aussi peu intrusive que possible. Elles seront ainsi prêtes à coopérer à l’établissement des faits par la conduite d’auto-investigations ou en ne contestant pas certaines accusations, en échange d’une résolution rapide et peu visible. En contrepartie d’un travail facilité et de ressources économisées, les procureurs peuvent choisir de ne pas enquêter sur des suspicions moins fondées, réduire les amendes, et/ou faire d’autres concessions en faveur de l’entreprise. En raison de leur caractère négocié, les ordonnances pénales ne font pas l’objet d’opposition, qui ouvre la voie à l’examen judiciaire. En conséquence, ni la procédure de reconstruction des faits ni le contenu de cette dernière ne sont rendus publics ou examinés par une autorité judiciaire. L’entreprise est ainsi préservée d’une intrusion substantielle dans ces affaires et d’une publicité négative accrue. L’avantage de la non transparence est encore accentué par le fait que ces convictions via ordonnances pénales ne sont pas systématiquement communiquées au public.

Bien que la pratique de clore les affaires de criminalité des entreprises via ordonnance pénale présente des similitudes avec les procédures de mise en accusation différée, elle aboutit néanmoins à la condamnation de l’entreprise. Ainsi, les entreprises suisses subissent les conséquences négatives d’une condamnation, contrairement à leurs homologues français, américains ou britanniques qui évitent les condamnations pénales grâce à la mise en accusation différée. L’entreprise vaudoise SICPA, par exemple, s’est vue refuser un contrat gouvernemental en Tanzanie après avoir omis de déclarer sa condamnation en Suisse lors de l’appel d’offres.

Au nom des intérêts économiques

En 2018, alors que le Ministère public de la Confédération (MPC) comptait déjà six condamnations d’entreprises via des ordonnances pénales, celui-ci a proposé de formaliser la justice négociée. Lors de la dernière modification du Code de procédure pénale (CPP), le MPC a suggéré l’intégration de la mise en accusation différée pour régler les affaires pénales impliquant des entreprises. Cette procédure aurait une valeur ajoutée, même si l’ordonnance pénale remplit déjà la fonction d’une justice expéditive et négociée. Selon la proposition du MPC: «…une condamnation peut entraîner des dommages collatéraux profonds allant jusqu’à la perte d’autorisations [commerciales] officielles étrangères. Afin de protéger les intérêts des entreprises suisses et, par conséquent, de l’économie suisse, il convient donc de créer la possibilité de différer une mise en accusation et d’en renoncer à l’issue du délai d’épreuve si les effets accessoires convenues sont respectés.»

Le MPC estime également qu’une mise en accusation différée serait plus appropriée pour traiter la criminalité des entreprises que le régime actuel. Selon la proposition, l’un des objectifs principaux de la mise en accusation différée serait à «remédier durablement aux lacunes organisationnelles», en imposant aux entreprises une mise en conformité «sur mesure». Si l’entreprise réalise ses objectifs, «elle renforce ainsi sa réputation dans la concurrence économique et la réputation de la place financière suisse.»

Cette proposition a finalement été refusée par le Conseil fédéral qui souligne les incohérences d’un tel procédé avec des principes fondamentaux en droit pénal, notamment la possibilité de sanctionner sans une reconnaissance de culpabilité et d’acheter les renonciations aux poursuites par le paiement d’une amende. Toutefois, les appels en faveur de l’introduction d’une mise en accusation différée s’intensifient, en parallèle de l’augmentation des poursuites pénales en lien avec l’art. 102 CP. Les intérêts des entreprises à l’exercice de leurs activités ininterrompues par des éventuelles convictions pénales restent au cœur des discours en faveur d’une justice négociée «à la suisse».

Les bienfaits d’une justice négociée pour les entreprises, soulignés par ses défenseurs, résonnent avec les déclarations des abolitionnistes. Depuis les années 1960, ces derniers rejettent les réponses punitives aux comportements préjudiciables, dénonçant les effets collatéraux néfastes de la criminalisation. Les approches pénales, comme la prison, exacerbent les souffrances, impactent négativement des familles et poussent des personnes vers un chômage perpétuel. En contrepartie, les abolitionnistes proposent des approches plus humaines, centrées sur la justice sociale et visant à traiter les causes de la criminalité. Les critiques, quant à eux, dénoncent ces positions comme étant radicales et anarchistes, voire les rabaissent au rang d’illusions romantiques ou d’utopie.

Pourtant, lorsqu’il s’agit de gérer la criminalité d’entreprise, certains arguments abolitionnistes sont pris au sérieux. Alors que les délinquants ordinaires bénéficient rarement, ou du moins pas systématiquement, de ce genre de courtoisie, la justice négociée délégitimise l’approche pénale actuelle et vise à éviter les effets néfastes d’une condamnation.

Parallèlement, ces procédures tendent à minimiser la gravité perçue des crimes commis par les entreprises, les qualifiant comme des occurrences extraordinaires nécessitant une réponse différente de celle habituellement apportée aux crimes. Pourtant, les dommages causés par la criminalité d’entreprises sont souvent considérables, étendus géographiquement et temporellement, et entraînent une victimisation de masse. En conséquence, la justice négociée est perçue comme une décriminalisation de facto dans le monde académique, reproduisant les idéologies politico-économiques préexistantes prônant la dérégulation du secteur des affaires.

* Paru en version annotée dans le Bulletin Infoprisons n°37, août 2024, sous le titre «De l’assimilation à la différenciation: vers une justice négociée pour la criminalité d’entreprise en Suisse»,
https://infoprisons.ch/le-bulletin/

Opinions Contrechamp Melody Bozinova Criminalité d’entreprise

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