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Les frontières, on s’en fout

L’IMPOLIGRAPHE

Après plusieurs jours d’émeutes racistes en Angleterre et en Irlande du Nord (mais pas en Ecosse, ni au Pays de Galles, ni à Londres…), ce sont des manifestations antiracistes massives à Bristol, Liverpool, Birmingham, Blackpool, Newcastle, Londres, Brighton qui dès le 7 août ont bloqué ou empêché une centaine de rassemblements d’extrême-droite qui entendaient poursuivre les agressions déjà commises contre des avocats et des organismes d’aide aux migrants et contre des lieux d’accueil des réfugiés et requérants d’asile. La mobilisation antiraciste a ainsi démenti la prédiction du désormais trumpiste Elon Musk, annonçant (ou espérant) une «guerre civile imminente» au Royaume-Uni et partageant sur son réseau X une fake news postées par le mouvement d’extrême-droite Britain First annonçant la déportation aux Malouines des émeutiers racistes du début du mois.

Et en Suisse, alors, on en est où, avec la xénophobie et le fantasme de l’invasion (on ne parlera pas d’ «invasion migratoire», puisqu’une invasion est toujours migratoire)? On en est au même point. Sans émeutes à l’anglaise, certes, mais avec un parti, l’UDC, dont le fonds de commerce est précisément la xénophobie, qui fait 30% des suffrages aux législatives et est le premier parti du pays. Comme le RN français? Ben oui, comme le RN français (certes devancé par le Nouveau Front Populaire, mais le NFP n’est pas un parti, c’est une coalition). Et qu’est-ce qui nous dit, ce parti suisse? Qu’il faut fermer les frontières à l’immigration, résilier la libre circulation, restreindre le droit d’asile, rendre encore plus difficiles les naturalisations.

En Europe et en Amérique du Nord, on veut construire des murs. En Suisse, les lois suffisent. Et les pratiques les parfont: on ne retient pas les réfugiés dans les villes, où ils passeraient inaperçus, mais le plus à l’écart possible d’elles, là où on peut les montrer du doigt. C’est indigne, et c’est idiot: à quoi aboutissent la fermeture des frontières et un «durcissement» des conditions d’obtention du droit d’asile et de séjour des réfugiés? A rien, sinon à accroître l’immigration illégale et à enrichir les réseaux de passeurs. Car les causes de la migration, elles, se moquent bien des régimes légaux: la guerre, le chômage, la misère, la destruction de l’environnement, l’oppression, ne disparaissent pas quand les patrouilles de garde-frontières se renforcent et les sociétés privées de sécurité sévissent dans les centre fédéraux.

Le 28 septembre, à Berne, une manifestation nationale1>La manifestation, organisée par «Solidarité sans frontières»
partira le samedi 28 septembre à 14h de la Schützenmatte
à Berne et se rendra sur la Place fédérale.
proclamera que le pays de ces lois, de ces pratiques, de ces initiatives populaires xénophobes, n’est pas le nôtre. Que nous, nous sommes du pays réel contre le pays légal (oui, on peut retourner Maurras contre la droite de la droite – il paraît qu’on ne doit pas dire «l’extrême-droite», alors on ne le dit pas, on se contente de le penser). Nous, nous sommes d’un pays qui préfère la liberté de circuler aux fétichisme de la frontière, le droit la vie au grand jour à la contrainte à la clandestinité, l’égalité à la discrimination.

Nous, nous sommes d’un pays qui depuis quatre-vingts ans, depuis la fin d’une guerre mondiale, est un pays d’immigration. Et nous sommes d’une espèce qui est depuis toujours une espèce migrante (sinon on ne la rencontrerait qu’en Afrique), qui migre partout où elle peut. Et même là où elle ne peut pas.

Notre bon vieux Montaigne résume: «Tantôt on donne congé à une grande multitude de familles, pour en décharger le pays, lesquelles vont chercher ailleurs où s’accommoder aux dépens d’autrui. De cette façon nos anciens Francons, partis du fond de l’Alemaigne, vinrent se saisir de la Gaule, et en déchasser les premiers habitants: ainsi se forgea cette infinie marée d’hommes, qui s’écoula en Italie sous Brennus et autres: ainsi les Goths et les Vandales: comme aussi les peuples qui possèdent à présent la Grèce, abandonnèrent leur naturel pays pour s’aller loger ailleurs plus au large: et à peine est-il deux ou trois coins au monde, qui n’aient senti l’effet d’un tel remuement»…

Ce remuement, c’est notre histoire. Les frontières ne protègent personne, de rien. Et les murs qu’on y construit parfois, ou qu’on rêve d’y construire, moins que rien. Et dans un monde où on laisse librement circuler les marchandises, le pognon, les nuisances, le moins que l’on puisse faire, c’est aussi d’y laisser circuler les personnes. Et de les laisser s’établir là où elles n’auront pas à craindre pour leur vie et leur liberté. Nous avons, encore et toujours, à défendre le droit d’asile, les droits des migrants, la liberté de circulation – pas celle des oligarques et des potentats, mais d’abord celle des pauvres… ce n’est pas populaire? pas majoritaire? pas consensuel? De cela aussi, comme de frontières, on se fout: ce qui tient de l’évidence ne requiert pas l’unanimité, mais seulement le même exercice qui, en Grande Bretagne, par des manifestations sous le slogan «Hate not welcome», a fait refluer les bandes racistes. Le même exercice qui, en France, par des votes (et aussi des manifestations) a repoussé le Rassemblement national hors des allées du pouvoir et l’a empêché de gouverner le pays de Montaigne.
L’exercice de la raison solidaire et de la mémoire exigeante.

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lundi 8 janvier 2018

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