Contrechamp

Lier la machine au contrat collectif

Le récit classique du changement technique dans les arts graphiques propose une chronologie courte s’ouvrant sur la généralisation de la photocomposition dans les années 1970 et les pertes d’emplois massives dès 1973. Il vaut cependant la peine d’observer l’introduction d’une nouvelle machine à composer dans les années 1950: le Télétypesetter.
Lier la machine au contrat collectif
Travail sur une machine Intertype (très proche de la Linotype) à l’imprimerie Geschwister Ziegler à Winterthur en 1973. J. VOGT/ETH-BIBLIOTHEK ZURICH/CC
Arts graphiques

«Le travail au clavier pendant huit heures par jour est très astreignant. Les nerfs sont sollicités de manière excessive, ce qui conduit à l’insomnie.»1>Bericht über die Teletypseteranlage in der Firma Meyer in Rapperswil. Archives sociales suisses, AR 411.20.6. C’est ainsi que deux typographes de l’imprimerie Meyer à Rapperswil décrivent, en 1959, le travail sur un nouveau système de composition dans un rapport transmis au Comité central de la Fédération suisse des typographes. La machine qui sollicite ainsi les nerfs de manière excessive est le clavier du Télétypesetter (TTS), une installation qui se développe en Suisse dès le début des années 1950.

Le Télétypsetter consiste en un clavier produisant des impulsions électriques qui entraînent la perforation d’une bande cartonnée. Les bandes perforées sont ensuite passées dans des fondeuses qui produisent les lignes blocs qui constituent les pages. Un dispositif semblable existe sur les machines Monotypes existantes depuis le XIXe siècle, mais la liaison clavier-perforateur est mécanique, de sorte que les bandes perforées doivent être amenées physiquement jusqu’à la fondeuse. Le TTS produit des impulsions électriques qui peuvent être transmises par câble jusqu’aux perforatrices et aux fondeuses. Un clavier situé, par exemple, dans une agence de presse peut donc alimenter plusieurs imprimeries situées dans plusieurs villes différentes.

Série « L’adieu au plomb » (2/4)

Dans la deuxième moitié du XXe siècle, l’industrie des arts graphiques connaît d’intenses mutations. La Fédération suisse des typographes – plus ancien syndicat de Suisse –, fortement structurée autour d’une expertise technique devenue caduque, est traversée par de violents conflits internes. Ils mettent aux prises une tendance corporatiste et une tendance oppositionnelle constituée dans le sillage des mouvements de Mai 1968. La première défend la paix du travail et un rapport apaisé au changement technique. La seconde voit dans les nouvelles machines la marque d’une emprise accrue du capital sur l’organisation du travail. Avec l’étude de cette controverse historique, il s’agit aussi de réfléchir à des questions contemporaines: Que peut le syndicalisme face aux mutations permanentes des processus de travail? Quelles seraient les conditions d’une reprise de contrôle des travailleuses et des travailleurs sur la production?
La suite de cette série est à retrouver jeudi prochain.

La sollicitation excessive des nerfs

Le texte et la mise en page (caractères, justification, espacement, etc.) sont codés sur la bande perforée. La «sollicitation excessive des nerfs» rapportée par les deux typographes de Rapperswil est liée à l’accélération considérable de la production que permet le Télétypesetter. Là où un compositeur à la machine sur Linotype produit 6000 lettres à l’heure, une fondeuse alimentée par trois claviers pourrait produire, selon les fabricants, pas loin de 30 000 lettres par heure. Autrement dit, chacun des trois clavistes peut saisir 10 000 lettres par heure pour alimenter la fondeuse.

Les Linotypes et Monotypes – machines à composer introduites à la fin du XIXe siècle et perfectionnées depuis lors – sont conçues avec un clavier très particulier sur lequel les typographes frappent à deux doigts. Le TTS utilise un clavier de machine à écrire et le système de frappe est celui à dix doigts des dactylographes. Ce dernier changement entraîne une accélération de la frappe et, surtout, la nécessité pour les typographes d’apprendre l’usage d’un nouveau clavier.

L’introduction du TTS est la grande préoccupation des années 1950 dans le secteur de l’imprimerie. Le 11 octobre 1954, Walter Brändli, président de l’Association suisse des compositeurs à la machine (ASCM), adresse un courrier au Comité central de la Fédération suisse des typographes au sujet du TTS: «Il faut […] tout mettre en œuvre pour que cette machine soit soumise aux dispositions de notre contrat collectif de travail. Il en résulte la conséquence impérative que le perforateur ne peut être utilisé que par des opérateurs de machines. Si des compositeurs à la main sont placés sur ces machines, ils doivent suivre un apprentissage et le terminer par un examen […]»2>Walter Brändli an Zentralkomitee des STB, 11 octobre 1954, Archives sociales suisses, AR 411.20.6.

Le président de l’Association suisse des compositeurs à la machine propose ici l’approche traditionnelle des changements techniques qui avait prévalu au sein de la FST au moment du développement de la composition mécanique à la fin du XIXe siècle.3>Vallotton François, «L’introduction des ‘collègues de fer’ ou la mécanisation négociée des imprimeries helvétiques (1880-1914)», Prométhée déchaîné: technologies, culture et société helvétique à la Belle Epoque, Les Annuelles 11, Lausanne, 2008, Antipodes, pp. 121-145. Les machines nouvelles doivent être réservées à l’usage des ouvriers qualifiés. C’est ce que signifie la première phrase de la citation: soumettre «cette machine aux dispositions de notre contrat collectif de travail», c’est faire entrer cette technique de composition dans le domaine des activités contrôlées par l’accord paritaire syndicat-patronat.

Cependant, les choses ne se déroulent pas du tout comme prévu. L’organisation patronale, la Société suisse des maîtres imprimeurs (SSMI) refuse d’intégrer le TTS au contrat collectif. Un accord séparé est conclu en 1957, alors que le syndicat réclame des dispositions depuis déjà cinq ans. Toutes les demandes ouvrières sont rejetées, mais, dans l’esprit des négociateurs de la FST, un mauvais accord vaut mieux que pas d’accord du tout.

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Travail sur clavier pour cartes perforées au centre de saisie des PTT en 1966. Il s’agit ici de l’alimentation d’un ordinateur IBM, mais l’environnement de travail est semblable à celui des claviers TTS en imprimerie. H. BAUMANN/ETH-BIBL./CC

Un risque que des femmes soient engagées

Parmi les points disputés, la FST ne parvient pas à obtenir le monopole de l’usage de la machine pour ses membres. Le patronat fait valoir la pénurie de main-d’œuvre pour introduire une disposition permettant à des travailleuses et des travailleurs non titulaires du Certificat fédéral de capacité d’utiliser le clavier TTS. Cette disposition est particulièrement mal reçue par le syndicat: une misogynie traditionnelle règne en effet dans les rangs des organisations ouvrières de typographes.4>Jarrige François, «Le mauvais genre de la machine: les ouvriers du livre et la composition mécanique (France, Angleterre 1840-1880)», Revue d’histoire moderne & contemporaine 54(1), 2007, pp. 193-221; Cockburn Cynthia, Brothers: male dominance and technological change, New ed, London, Pluto Press, 1991.

En Suisse, les femmes restent interdites d’apprentissage jusqu’en 1964. Dans le procès-verbal des négociations de 1957, on peut lire la déclaration suivante de la partie ouvrière: «Il y a donc un risque que des femmes soient également engagées. La FST s’oppose à cette solution. On reprochera peut-être à la FST d’avoir un comportement conservateur sur cette question. La FST doit assumer ce reproche. Les ouvriers qui ont vécu la mauvaise période des années trente craignent que les femmes soient également engagées dans les autres secteurs et que les emplois des ouvriers qualifiés soient ainsi menacés.»5>Protokoll der Verhandlungen, Archives sociales suisses, AR 411.20.6.

Dans le cas du TTS, le changement de disposition du clavier donne un avantage aux travailleuses formées à la dactylographie qui produisent un nombre de lettres à l’heure beaucoup plus important que les typographes.

Pour tenter de préserver le monopole de ses membres sur la machine, la FST cherchera, tout au long des années 1960, à former des typographes au clavier dactylo. Toujours dans le procès-verbal des négociations de 1957, le syndicat indique que: «la partie ouvrière comprend qu’il ne faut pas arrêter le développement. La FST est déjà prête à aider à mettre à disposition des entreprises la main-d’œuvre nécessaire. […] La direction de la Fédération est disposée à organiser des cours de frappe […] si ces cours ne peuvent pas être organisés de manière paritaire, la FST les organisera à son propre compte.»

Cette déclaration est très significative de la position traditionnelle des instances centrales de la FST. Le changement technique est un aspect des rapports de travail sur lequel le syndicat renonce à intervenir (il ne faut pas arrêter le développement). L’intervention syndicale se limite à accompagner le changement et à protéger les intérêts des membres et la hiérarchie des qualifications. Cette approche corporatiste sera contestée au sein même du syndicat dès le milieu des années 1950. C’est ce que nous verrons dans les prochains épisodes.

 

Notes[+]

Frédéric Deshusses est historien.

Ouvrage à paraître: L’Adieu au plomb: la Fédération suisse des typographes et le changement technique (1950-1980), éditions d’en bas et Archives contestataires, 210 p., octobre 2024.

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