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Voyage en quête de survie

Que reste-t-il quand on a perdu son chez-soi et son université – son passé et son avenir? Etudiante de Gaza, Besan Salem livre son vécu familial depuis que sa vie a été bouleversée par le conflit en cours. Un texte traduit et relayé par Carol Scheller-Doyle.
Témoignage

Au début de la guerre, je venais de commencer mes études pour devenir dentiste, et mon frère pour devenir ingénieur, dans la même université, Al Azhar. J’y allais tous les jours à pied. Mon université fut détruite par des bombes le 6 novembre. En fait, les douze universités de Gaza ont été détruites dans les premiers cent jours de guerre.

Le premier jour de la guerre, je n’ai presque pas dormi, très choquée par l’entrée du Hamas en Israël, appréhendant ce qui allait suivre. Les premiers jours de guerre, nous avons suivi les nouvelles à la télévision en redoutant le pire. En effet, cette guerre n’allait pas être comme toutes les autres – elle était extraordinairement cruelle, un enfer sans fin. Pour la première fois, la partie ouest de Gaza est devenue dangereuse. Elle ressemblait à un champ de bataille tout droit sorti des pages de Tolstoï.

Le 9 octobre 2023, mon père a reçu un appel téléphonique des forces d’occupation nous exhortant à quitter notre maison. Notre maison! Le lieu de tous nos souvenirs! La quitter, c’était comme si on devait déraciner un grand arbre. Nous sommes donc partis chez mon grand-père, où il fallait apprendre à partager la vie d’autres personnes, dans un quartier qui ne nous était pas familier. Notre vie s’est vite remplie de nouvelles difficultés, à l’ombre de la douleur et de la tragédie. Quand mon père est retourné voir notre maison, il a trouvé le travail de sa vie transformé en miettes. Tout notre beau quartier était dévasté.

Entre-temps, l’électricité manquait et se connecter à Internet devenait un vrai casse-tête. Les jeunes de la famille allaient chercher de l’eau à l’hôpital, un trajet dangereux. Après des mois, il n’y avait plus de gaz au nord de la bande de Gaza et l’armée nous a sommés de partir. Mais beaucoup de gens, comme nous, avaient leur racines profondément ancrées dans notre Gaza du nord. Nous avons refusé d’évacuer, même après plusieurs incidents où on a frôlé la mort. Pour finir, l’armée nous a encerclés, on ne pouvait plus fuir. La vie n’était que terreur et peur du lendemain: chaque matin, au réveil, on se demandait: «Est-ce que je suis vraiment encore en vie?»

Le 18 janvier 2024, nous avons enfin pu retourner dans notre quartier, dans ce qui restait de notre maison, après l’annonce des forces de l’occupation que la partie ouest de Gaza avait été sécurisée. Nous avions grand espoir que la fin de la guerre fut proche. Nous avons nettoyé et réparé notre maison afin de pouvoir y vivre et acheté un panneau solaire pour charger nos portables. L’eau était accessible depuis les écoles d’à côté. Il n’y avait pas de farine, son prix était exorbitant, et le cauchemar d’une famine grandissait. Mon père faisait la queue de longues heures pour obtenir un peu de nourriture sous forme d’aide humanitaire.

Après seulement une semaine et demie, les forces de l’occupation ont envahi à nouveau le quartier et en ont bouclé tous les points d’accès. Les gens réfugiés dans des écoles ou logeant dans des maisons étaient sommés d’en sortir. Nous nous sommes déplacés dans la rue. Ils nous ont dit qu’ils allaient nous fouiller et qu’ensuite, on pourrait retourner chez nous. Ils ont attaché les mains des hommes, jeunes et vieux, dans le dos et les ont forcés à s’agenouiller dans le sable. Nous, les filles et les femmes, étaient amenées dans une fosse creusée dans le sable, où nous devions nous asseoir. Des soldats nous entouraient. J’étais terrifiée: je me demandais si cette fosse allait devenir notre tombe. Et mes frères et mon père, est-ce que j’allais les revoir, ou est-ce qu’ils allaient les garder?

Nous sommes restées de longues heures sous le soleil pendant qu’ils nous fouillaient, puis un officier est venu nous dire qu’on allait nous amener au sud. C’était la panique générale, des enfants criaient, les gens pleuraient. On était obligé de marcher à la queue leu leu, d’abord les jeunes, les femmes ensuite. Ils ont menacé de tuer toute personne qui essaierait de retourner au nord. Ils nous ont raconté que la CICR nous attendait 2 kilomètres plus loin.

Tout le monde a alors pris le chemin Al Rashid, qui borde la Méditerranée, jusqu’au sud, où nous sommes arrivés morts de fatigue, comme si nous avions survécu à un naufrage. La Croix Rouge n’y était pas. C’était l’hiver, nous avions sur nous nos seuls vêtements et rien d’autre. Nous avons dormi dans une école, dans la ville de Nuseirat. L’armée avait arrêté mon père et nous n’avions aucune idée de ce que lui est arrivé. Le lendemain, nous sommes partis à sa recherche et à la recherche d’un logement. Chez une amie à Deir al-Balah, on a appris que mon père y était passé en demandant de nos nouvelles. A la fin, nos retrouvailles ont eu lieu dans des larmes de joie, c’était comme si nous avions retrouvé un trésor perdu.

Notre chère maison au nord est maintenant totalement en ruines. Mon frère n’a plus son ordinateur ni son précieux portable. Moi, je n’ai plus le diplôme qui montre que j’ai fait un score exceptionnel lors des examens de fin du secondaire. Comment faire pour construire notre avenir?

Au début à Deir al-Balah, nous avions trouvé refuge dans un garage. Maintenant nous vivons dans une petite maison dont le loyer est cher. Nous ne nous sentons pas du tout en sécurité: les bombes tombent sans avertissement et les prix dépassent nos moyens. Nous vivons de jour en jour en nous demandant si nous allons être encore en vie le jour d’après ou si nous serons bientôt morts. Notre vie ressemble à un cauchemar sans fin. Nous essayons de garder en vue une toute petite lumière d’espoir au bout du tunnel.

Traduction de l’anglais en français: Carol Scheller-Doyle, enseignante retraitée, Chêne-Bougeries (GE).

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