Faut-il taxer le carbone? (2)
Dans la chronique 16 juillet, nous avions vu que la taxe carbone avait un intérêt économique et que son aspect antisocial pouvait être compensé pour en faire un outil de redistribution. J’avais argumenté qu’on devait douter qu’elle suffise à décarbonner l’économie – les changements nécessaires sont trop radicaux, trop urgents et demandent trop de coordination pour être produits à temps par le marché. La taxe carbone est-elle toutefois plus démocratique que les autres solutions?
Pour Nicolas Jutzet, vice-directeur de l’Institut libéral, la raison principale de privilégier les solutions de marché n’est pas économique ni écologique mais politique1. S’il s’agit aussi de préserver la prospérité, le premier argument que l’essayiste invoque est celui de la liberté individuelle. Il met en avant les origines historiques des institutions de la démocratie libérale, «fondées sur l’idée qu’une limitation du pouvoir est nécessaire, afin d’éviter l’arbitraire et la tyrannie», et argumente que les mesures ne passant pas par le marché mèneraient à une concentration du pouvoir politique et nécessiteraient «un appareil de surveillance des faits et gestes des citoyens». Il faudrait en effet décider politiquement, de manière centralisée, des activités qui relèvent du nécessaire ou du superflu, du permis ou du climaticide. Jutzet construit ainsi une opposition entre un Etat par nature autoritaire et le marché synonyme de liberté et de démocratie.
Il y a une simplicité attrayante à cet argument: nul besoin de mener des combats politiques sur l’interdiction des SUV, des vols courte distance ou des pailles en plastique, la taxe nous désincitera de ces consommations à proportion de leur caractère polluant. Laisser le marché distribuer le «droit à polluer» pose toutefois problème: c’est rendre le CO2 tout aussi couteux quel que soit son usage, et inciter les pauvres à bien plus de sobriété que les riches. C’est faire payer autant le carbone émis par une ambulance que celui émis par un jet privé, le chauffage d’une passoire thermique ou la climatisation d’une villa. Dans un contexte où l’on doit réduire drastiquement les émissions, peut-on laisser voler les jets privés pour peu que leurs usagers paient davantage? Le changement nécessaire de nos modes de vie serait plus acceptable pour tout le monde si l’on commençait par limiter la surconsommation la plus exubérante. Or, laisser le rôle d’arbitre au marché, c’est garantir que les plus riches seront protégés.
L’association du marché à la liberté et la démocratie est également contestable. La séparation entre Etat et société civile, qu’il vante comme porteuse de liberté, a pour effet de soustraire l’économie à la sphère démocratique. C’est vrai au niveau individuel, au travail, où la hiérarchie et l’obéissance sont la règle. C’est aussi vrai au niveau collectif: dans nos économies de marché, l’écrasante majorité du travail est effectuée dans des entreprises privées et a donc pour but de produire un bénéfice. L’activité économique, donc le quotidien de la population active et nos conditions de vie à tous, est dirigée par les détenteurs de capitaux à la recherche de profits. Ce constat paraît banal, mais il signifie que nos sociétés sont moins démocratiques qu’il n’y paraît. Les défenseurs du marché ont une objection à cet argument: si une activité rapporte un bénéfice, c’est que le bien ou service produit est désiré par des acheteurs. Le marché est démocratique: les consommateurs sont souverains et la production suit non pas les impératifs du profit mais les désirs de la population. A cette vision idyllique, on peut opposer plusieurs éléments. D’une part, les entreprises ne font pas que répondre à des besoins qui leur préexistent, elles en créent de nouveaux. D’autre part, les inégalités de revenus et de fortune, le plus souvent héritées, signifient que les désirs auxquels le marché répond sont avant tout ceux des populations du Nord global et des plus fortunés en son sein.
Pour ces raisons, laisser le marché diriger la production, c’est garantir un gaspillage de ressources vitales et des pollutions pour des produits inutiles. C’est aussi accepter que les ressources continueront d’être aussi inégalement réparties. Jutzet a raison de souligner que décider politiquement de ce qui relève du superflu et du nécessaire, de comment et quoi produire, ne sera pas chose aisée. Cela reste la seule chance pour que la transition écologique soit juste.
* Etudiant en histoire économique et membre de Rethinking Economics Genève.
1 Nicolas Jutzet, «Opposer climat et liberté est une impasse», Institut libéral, www.libinst.ch/fr/publications/opposer-climat-liberte-impasse/