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La culture sans boussole

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Longtemps la «civilisation française» prétendit servir de phare au monde. Phare politique s’entend, mais des Arts aussi bien. Rien d’étonnant, dans ces conditions, qu’elle ne frappât les esprits, en 1959, en inaugurant un premier Ministère (formel) de la culture sous l’impulsion d’André Malraux. Son ambition? «Assurer [notamment] la plus vaste audience à notre patrimoine culturel, et (…) favoriser la création des œuvres de l’art et de l’esprit qui l’enrichissent.» Evoquant le champ ainsi balisé, Bourdieu parlera de culture «légitime», d’une culture répondant à certains canons classiques et modernes.

Depuis cinquante ans, maintenant, cette orientation n’est plus aussi assurée. Les conceptions culturelles ploient, d’un côté, sous la pression libérale qu’incarne de façon paradigmatique le pass Culture: soit un effort prioritairement tourné vers la «demande», ne cherchant que très modérément à guider celle-ci tandis que la création vive est menacée, d’autre part, par la fétichisation réactionnaire du patrimoine défendue, par exemple, par le Rassemblement national.

Comment expliquer ce vacillement? Et faut-il voir dans l’abandon de tout volontarisme politique trop marqué un progrès démocratique? La rétraction patrimoniale ne vient-elle pas finalement lester heureusement des individus désorientés par une globalisation anarchique? Cherchons à y voir plus clair en remontant le fil de la modernité.

Celle-ci émerge entre la Renaissance et les Lumières et se traduit par la conviction que les sociétés humaines ne sauraient dépendre de quelque révélation divine que ce soit ou s’évertuer à ânonner la tradition, que la raison humaine s’avérera la vectrice de l’universel, de l’émancipation et du progrès. Or, depuis un demi-siècle, depuis ce que l’on désigne par «postmodernité», les prétentions de la Raison sont battues en brèche.

Constatant le déclin du messianisme révolutionnaire et le tournant néolibéral de la mondialisation, le philosophe Jean-François Lyotard associe «condition postmoderne» (1979) et «fin des grands récits». Le sociologue Zigmunt Bauman évoque, lui, une «modernité liquide» tandis que l’historien Pascal Ory privilégie une datation: la «révolution de 1975». Peu ou prou, sont toujours pointés la faillite à l’œuvre des institutions, la dépolitisation et l’essor de l’individualisme.

Pour l’historienne de la culture contemporaine Bénédicte Delorme-Montini (Le moment post-moderne, 2024), la rupture avec l’idée moderne emprunte deux chemins distincts. Du côté de la culture savante: la «déconstruction»; elle continue à se référer à l’Histoire mais pour en dénoncer l’insidieuse empreinte. Du côté de la culture «commune», «l’autocréation de soi ex-nihilo» et l’hédonisme deviennent les valeurs cardinales. La schizophrénie offre alors la plus éloquente métaphore de l’individu actuel – un être qui, sous des affichages erratiques et des pulsions consuméristes, demeure captif d’un présent perpétué.

Pour Delorme-Montini, l’œuvre d’art de la postmodernité est désormais détachée de toute virtuosité artisanale et se singularise par «la démythification du statut de l’art, de l’artiste et de l’œuvre qui justifie les citations (…); l’appel à l’expérience plutôt qu’à la contemplation; l’ouverture de l’œuvre au public, par la polysémie ou l’inachèvement, qui invite à la multiplicité des interprétations ou à la participation; une prédilection pour l’illégitime, l’informel, l’ordinaire, le corps, le hasard, la vie.» La postmodernité nomme, enfin, un éclectisme radical qui voit s’effacer les hiérarchies entre haute culture et culture de masse – d’où la tenue de l’«omnivorisme culturel» (Richard Austin Peterson) comme ultime signe de distinction.

Sans monde commun de référence, l’œuvre d’art n’est plus qu’«un prolongement de soi, une sorte de carte de visite plus ou moins élaborée» (Luc Ferry). Comment, dans ces conditions, fonder encore une politique culturelle, prétendre évaluer la production artistique? «C’est (…) dans la qualité de l’élaboration du culte d’une idiosyncrasie, répond Delorme-Montini, que se niche en dernier recours la question des critères»…

On s’accordera bien sûr à faire figurer la considération pour l’individualité et la diversité au titre des acquis les plus remarquables de la sensibilité et de la pensée postmodernes, mais notre époque est cependant caractérisée par une intégration capitalistique toujours plus poussée. L’égalité culturelle célébrée aujourd’hui tient malheureusement moins du rendez-vous «du donner et du recevoir» cher au poète Senghor que d’un nivellement largement orchestré par la compétition marchande. Or, faire de la concurrence de nos solvabilités, de la poursuite de nos intérêts égoïstes le moteur de la vie sociale, se délester de toute perspective partagée ne sauraient être des solutions désirables. A la liberté «libérale», conçue négativement, doit se substituer une autre liberté, positive celle-ci: on n’a de pouvoir sur les circonstances de sa vie matérielle comme symbolique – et la culture y participe, bien évidemment – qu’à la condition de les embrasser collectivement.

On aurait tort, en conclusion, de confondre inachèvement et faillite des Lumières: sans doute nous appartient-il aujourd’hui de dépasser la postmodernité pour devenir des modernes plus conscients, des néomodernes, en somme, renouant avec l’ambition émancipatrice initiale mais lucides quant aux chausse-trapes de l’ethnocentrisme, du masculinisme et du classisme.

*Historien et théoricien de l’action culturelle

(mathieu.menghini@sunrise.ch).

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lundi 8 janvier 2018

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