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Quelles alliances possibles entre luttes paysannes et écologistes? (2)

Doctorante en sciences de l’environnement sur les questions agricoles.
Militance

Le Carnet Paysan du 9 juillet dernier proposait de poser un regard critique sur le prétendu antagonisme entre les intérêts des luttes écologiques et paysannes, s’interrogeant sur les manières dont les mouvements environnementaux peuvent s’intégrer au sein des revendications des populations agricoles. En se prêtant à un exercice de pensée, tentons de visualiser comment ces alliances politiques portent en elles la reformulation du cadre politico-législatif de l’aménagement du territoire, et les potentiels que ces alliances, choisies, modulées et assumées, auraient pour la Suisse en particulier.

Les paiements directs, rémunérations étatiques complémentaires aux revenus agricoles, sont souvent indispensables à la survie des fermes, représentant jusqu’à 80% de leurs revenus annuels. Aujourd’hui, 98% des exploitations agricoles touchent ces paiements en Suisse. Mis en place à la suite de l’abolition d’un système de quotas, en réponse aux accords de commerce international du GATT, ils permettent, selon l’Union suisse des paysans, de «distinguer la politique des prix de la politique des revenus et de rétribuer les prestations exigées par la société».

Ces paiements sont de différents types, mais la plupart sont alloués à la surface, poussant à un agrandissement structurel où les petites fermes disparaissent progressivement. Ils sont subordonnés à la mise en place de prestations écologiques requises (PER) sur la ferme comme des surfaces minimales de compensation écologique, une protection du sol, ou un assolement régulier (alternance des cultures sur une même parcelle). Ces pratiques agronomiques ou surfaces de promotion de la biodiversité sont perçues par les agriculteurs et agricultrices comme en compétition directe avec leurs surfaces dédiées à la production. Cette séparation, au sens géographique, des parcelles dédiées à la production vivrière de celles «pour la biodiversité» se situe au cœur des politiques agricoles. Elle renforce un climat d’opposition entre l’identification des agriculteurs et agricultrices à leur rôle nourricier et la conservation environnementale, inscrite de manière révélatrice en tant qu’«entretien du paysage» au sein de Constitution.

En associant les luttes paysannes aux luttes écologistes, s’offre l’occasion de repenser les enjeux d’accaparement du foncier, de se dégager d’une compétitivité effrénée entre fermes pour le foncier – au sein de laquelle «on ne peut survivre qu’en mangeant son voisin» – et de donner à ces tensions entre usages (et usagers) de la terre la dimension politique, et donc démocratique, qu’elles méritent. Une telle reformulation ne signifierait pas seulement prendre position «pour ou contre l’élevage intensif», mais discuter de la répartition de cet élevage, de l’importation des marchés externes, des fourrages et approvisionnements, des filières et formes d’élevage de manière différenciée, et de leurs évolutions.

Terminons cette réflexion par la conscientisation des potentiels d’une telle alliance en Suisse, malgré un contexte national où les révoltes paysannes furent historiquement plutôt rattachées aux partis politiques conservateurs et d’extrême droite. L’avancement relativement freiné de l’agrandissement structurel des fermes – bien que la direction finale ne diffère guère de pays voisins aux modèles agro-industriels plus avancés – confère encore à la Suisse une certaine hétérogénéité de modèles de fermes. Avec une taille moyenne de 21 hectares, (ré)concilier les impératifs de production vivrière, d’intégration des flux écologiques indispensables et les adaptations au changement climatique apparaît comme une trajectoire opérable dans la décennie à venir, à condition qu’une volonté politique claire l’accompagne. Cette malléabilité disparaît pour des exploitations devenues extensives en travail humain au profit d’une intensification par intrants, qui ont souvent un long chemin à parcourir pour (ré)intégrer impératifs de productivité et de conservation des ressources dans leurs agro-écosystèmes.

Se diriger vers une alliance politique entre luttes paysannes et écologistes représente donc, aussi, l’expression politique de la convergence de ces impératifs de production et d’écologisation, dont notre avenir ne saurait se passer sur le plan agronomique et environnemental.

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