Contrechamp

La fabrique de l’humanisme

Capter l’attention du public ne date pas d’hier. Etablissant un parallèle avec les reporters palestiniens à Gaza qui exercent au péril de leur vie, l’historien David de Boer montre comment les réfugiés du XVIIe siècle ont utilisé la presse naissante pour combattre leurs oppresseurs – et jeté ainsi les bases de l’humanisme moderne.
La fabrique de l’humanisme
«En faisant appel à l’humanité dans la presse, les victimes de violences n’ont pas complètement fait tomber les murs religieux séparant les réseaux de solidarité, mais elles ont certainement créé des fissures.» Lecture de gazette à domicile au XVIIe siècle. DP
Résistances

Pour les victimes de violences de masse à travers le monde, attirer l’attention des médias étrangers peut être une question de vie ou de mort. A l’heure actuelle, les journalistes palestiniens risquent quotidiennement leur vie1>cpj.org/2024/07/journalist-casualties-in-the-israel-gaza-conflict/pour garder le regard du monde tourné sur les souffrances à Gaza, et la couverture internationale a joué un rôle crucial dans l’acheminement de l’aide humanitaire, la mobilisation de vastes mouvements de protestation et l’exercice d’une pression politique sur Israël et ses alliés.

Le gouvernement israélien est également conscient du pouvoir des reportages locaux pour influencer l’opinion publique: il continue de faire obstacle2> www.nytimes.com/2024/04/17/opinion/gaza-journalists-censorship-israel.html sur le terrain à la couverture médiatique de la guerre et aurait même pris pour cible des journalistes3>cpj.org/2024/07/attacks-arrests-threats-censorship-the-high-risks-of-reporting-the-israel-hamas-war/.

Parallèlement, il a déployé de grands efforts pour rappeler au monde les détails horribles du 7 octobre afin de contrer le déni4>Après le 7 octobre, le narratif d’une «attaque sous faux drapeau» s’est propagé sur les réseaux sociaux, www.washingtonpost.com/technology/2024/01/21/hamas-attack-october-7-conspiracy-israel concernant le massacre de civils par le Hamas et de susciter la sympathie pour sa campagne de représailles.

De nouvelles recherches révèlent que cette lutte pour attirer l’attention et la compassion internationales a une histoire étonnamment longue. Au XVIIe siècle déjà, les minorités opprimées d’Europe considéraient la presse écrite comme un puissant allié pour mettre en lumière leurs souffrances.

Pour amener le public étranger à leur secours, ils ont été confrontés à une question difficile avec laquelle nous sommes encore aux prises aujourd’hui: comment faire en sorte que les gens se soucient des souffrances à distance? Dans un récent ouvrage5>David de Boer, The Early Modern Dutch Press in an Age of Religious Persecution, The Making of Humanitarianism, Oxford University Press, open access, 2023., je montre qu’en tentant de répondre à cette question, les premiers réfugiés des temps modernes ont contribué à jeter les bases d’une nouvelle culture humanitaire.

La pression de la compassion

Les sociétés européennes ont développé pour la première fois une tradition de prise en compte de la misère des peuples lointains après la Réforme, époque de polarisation religieuse extrême entre les croyants, principalement catholiques et protestants. Pour lutter contre cette fragmentation, de nombreux Etats ont persécuté violemment les dissidents religieux, provoquant le déplacement6>Nicholas Terstra, Religious Refugees in the Early Modern World, An Alternative History of the Reformation, Cambridge University Press, 2015. de centaines de milliers de protestants, catholiques, anabaptistes, juifs et musulmans.

Des siècles avant la Convention des Nations Unies sur les réfugiés de 1951, ces réfugiés n’avaient pratiquement aucun droit. Pour survivre, ils dépendaient de la charité et de l’hospitalité de membres de leur communauté religieuse vivant dans d’autres régions d’Europe.

Les minorités déracinées envoyaient souvent des délégués munis de témoignages écrits pour sensibiliser leurs alliés potentiels à leur sort. Initialement, ce lobbyisme pour obtenir du soutien s’est appuyé sur les divisions religieuses hostiles et établies, afin de rallier des coreligionnaires. Les réfugiés avaient donc tendance à mêler leurs récits de violence à une rhétorique religieuse militante.

De telles pratiques ont progressivement évolué avec l’essor des médias au XVIIe siècle. Alors que la consommation d’informations devenait monnaie courante pour de nombreux Européens, certains groupes persécutés ont réalisé qu’ils pouvaient intensifier leurs campagnes de solidarité en publiant leurs récits sous forme de brochures.

Le passage à l’imprimé a obligé les personnes déplacées à réévaluer leurs stratégies, car elles devaient désormais réfléchir plus attentivement à la diversité des publics qu’elles allaient inévitablement atteindre. Dans un paysage politique tumultueux, marqué par des tensions religieuses, des alliances volatiles et des guerres incessantes, le moyen le plus sûr et le plus efficace d’attirer des soutiens était de mettre en avant ses souffrances sans pour autant s’aliéner les autres groupes religieux.

Les minorités maltraitées et leurs défenseurs ont donc de plus en plus évité de formuler leurs difficultés en termes religieusement polarisants. Ils ont plutôt adopté une rhétorique de compassion plus universelle, faisant appel à l’Etat de droit et à un sentiment d’humanité commune. Ce changement de rhétorique permettrait à terme à l’engagement humanitaire de transcender les divisions religieuses dont il était issu.

Notre fonds commun d’humanité

Certaines de ces campagnes publicitaires ont eu des effets politiques considérables. Prenons les vaudois7>Le mouvement évangélique vaudois tire son nom du prédicateur Pierre Valdo (1140-1217) qui en fut à l’origine, et non du Pays de Vaud, ndlr; museeprotestant.org/notice/histoire-des-vaudois/, une minorité protestante de Savoie qui, en 1655, a subi une répression sanglante8>fr.wikipedia.org/wiki/Pâques_vaudoises motivée par des considérations religieuses de la part de son souverain, le duc de Savoie. Après le massacre – qui fit environ 2000 morts, hommes, femmes et enfants – les survivants fuirent vers la France et transcrivirent des témoignages oculaires qu’ils réussirent à publier et à diffuser avec l’aide de l’ambassadeur des Pays-Bas à Paris.

Les vaudois ont fourni des rapports9>academic.oup.com/book/47104/chapter/415946241?login=false effroyablement détaillés sur les viols, les tortures et les infanticides, insistant sur le fait que seules les personnes qui avaient «rejeté tout sentiment d’humanité» pouvaient «supporter d’entendre cela sans trembler». Leur histoire provoqua une onde de choc dans toute l’Europe et réussit à mobiliser ses principales puissances protestantes. La République néerlandaise, le Commonwealth anglais et les cantons réformés suisses organisèrent des campagnes caritatives à grande échelle pour aider les survivants, envoyèrent des lettres de protestation au duc de Savoie et dépêchèrent des envoyés spéciaux à Turin pour négocier un accord de paix.

Hier, comme aujourd’hui, la compassion pouvait aussi sombrer dans l’intolérance. Certains protestants néerlandais virent dans les massacres une preuve de l’inhumanité fondamentale des catholiques et s’en servirent pour proposer une législation anticatholique. A Leyde, une altercation au sujet des Vaudois se solda même par des violences.

Mais en mettant l’accent sur la souffrance humaine plutôt que religieuse, les vaudois ont réussi à rallier les gens à leur cause et à conserver un soutien interconfessionnel vital. La France catholique, notamment, leur a offert l’asile et servi de médiateur lors des pourparlers de paix. De plus, cette stratégie a poussé les gouvernements persécuteurs à réagir: les autorités savoyardes publièrent à contrecœur une déclaration publique niant le massacre, reconnaissant implicitement par là les opinions publiques étrangères comme arbitres moraux.

En faisant appel à l’humanité dans la presse, les victimes de violences n’ont pas complètement fait tomber les murs religieux séparant les réseaux de solidarité, mais elles ont certainement créé des brèches. En 1745, la communauté juive de Prague a réussi à provoquer une vive indignation internationale en faisant état de son expulsion par la reine Marie-Thérèse d’Autriche.

La reine reçut un flot de protestations de la part d’autorités et de groupes d’intérêt étrangers, notamment du sultan ottoman, du pape, du Sénat vénitien, des rois de Grande-Bretagne, du Danemark et de Pologne, ainsi que des guildes marchandes de Londres, Amsterdam et Hambourg. Ils l’exhortèrent, selon les mots d’un observateur
10>academic.oup.com/book/47104/chapter/415947773?login=false, à défendre les vertus «d’humanité, de commisération, d’amour du prochain, où qu’il se trouve».

Le silence de la presse

Aujourd’hui, les choses vont plus vite, car une grande partie de la clameur internationale s’est déplacée sur Internet: des journalistes palestiniens comme Motaz Azaiza11>www.theguardian.com/global-development/gallery/2024/feb/16/motaz-azaiza-israel-gaza-palestine-in-pictures et Bisan Owda12>www.instagram.com/wizard_bisan1/?hl=en ont rassemblé des millions de followers sur les réseaux sociaux, jouant un rôle considérable pour maintenir la crise humanitaire actuelle à Gaza sous les yeux du public et fournissant des preuves cruciales contre toute tentative visant à blanchir les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité13>theconversation.com/iccs-milestone-bid-for-netanyahu-arrest-warrant-will-have-wide-political-impact-even-if-he-evades-the-court-230478.

Bien quelle ne puisse résoudre une crise à elle seule, l’attention du public peut jouer un rôle déterminant pour mettre en lumière, contester et prévenir les atrocités. Comme les Européens de l’Epoque moderne l’avaient déjà compris, la violence de masse se nourrit du silence de la presse.

Notes[+]

* Professeur assistant d’histoire politique à l’Université Radboud de Nimègue et chercheur à l’Université d’Amsterdam, Pays-Bas.

Article paru sous le titre «How 17th century refugees used the printing press to fight their oppressors – and laid the foundations of modern humanitarianism» dans The Conversation, 23 mai 2024, theconversation.com/europe
Trad.: Cac/DeepL/Google Translate

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